lundi 2 mars 2015

Ibn Khaldoun, un grand penseur Berbère

En ces temps de crise globale, on pourrait penser que ce penseur du 14ème siècle est aujourd’hui « has been ». En fait, et c’est là tout son génie, Ibn Khaldoun reste d’une étonnante modernité. Il est, à bien des égards « un penseur contemporain » tant son analyse, pourtant vieille de 6 siècles, demeure essentielle pour comprendre et agir face aux défis engendrés par la mondialisation libérale[1] . Sans plus tarder, plongeons-nous dans cette pensée si vivifiante.
Les sociétés humaines au cœur de l’analyse

 
Pour Ibn Khaldoun, dont la vie fut tumultueuse, à l’image de la société qu’il observa, il ne suffisait pas d’éclairer, fut ce sous un jour nouveau, le Maghreb qu’il sillonna d’est en ouest et du nord au sud. Il se fixa d’emblée pour objectif de découvrir les lois qui président à la naissance, à la vie et à la mort des sociétés humaines. Pour en arriver là, il n’hésita pas à utiliser toutes les sources écrites dont il put disposer : auteurs grecs, byzantins et musulmans. Grand connaisseur du Coran et de la Sunna, il examina en détail les textes bibliques dans leur traduction en arabe. Acteur et témoin privilégié de son temps, il n’hésita pas à recourir à l’expérimentation et aux reportages directs des grands voyageurs parcourant l’Asie ou l’Afrique, qu’il rencontra. Mais, il dépassa les simples constats car, selon lui, « le mensonge s’introduit naturellement dans l’information historique ». Il rejeta, de façon catégorique, toutes les affabulations, supercheries et autres 
 
légendes en vogue à son époque, basées sur ibn khaldoun-mortl’astrologie ou sur diverses croyances magiques. Evitant l’opposition entre science et religion, ou entre raison et foi, Ibn Khaldoun définit deux modes de réflexion complémentaires mais distincts : aux sciences humaines le discours de la rationalité, car l’homme est doté de la pensée ; aux sciences religieuses le discours de la foi fondé sur les textes révélés. 
 
Il procéda avec rigueur, soumit à la critique objective tout ce qu’il lut et construisit de nouvelles méthodes d’investigations et de nouveaux concepts. En un mot, par la raison, il réussit à établir de nouvelles règles et disciplines scientifiques. Dès lors, à la lecture de ses travaux, force est de constater qu’Ibn Khaldoun réalisa des percées méthodologiques et théoriques essentielles qui démontrent que son propos reste, aujourd’hui encore, des plus modernes tant il précéda, avec cohérence, bien des découvertes du Siècle des Lumières et au-delà.Al Muqaddima, sa célèbre Introduction à l’Histoire Universelle, en traversant le temps, nous restitue en effet, avec une précision exceptionnelle la vie au Maghreb : les conditions de travail et de vie dans les campagnes et dans les cités urbaines ; les différents métiers et la régulation des marchés ; les relations entre les groupes sociaux ; les inégalités sociales et les injustices. 
 
A cette occasion, Ibn Khaldoun décrit avec un réalisme saisissant les tensions entre les classes sociales, les rivalités entre souverains et les guerres qui opposèrent les différents royaumes berbères du Maghreb.  Pourtant, si Al Muqaddima n’était qu’un exposé théorique, certes plein de bon sens et brillant, du Maghreb médiéval et de ses dynasties, son étude eut été rébarbative pour le plus grand nombre, à l’exception de quelques spécialistes. Or, cette œuvre charrie la vie des hommes dans toute son étendue, sa complexité et ses contradictions dans toutes les parties de notre terre qui  a, précisa-t-il, suivant en cela Ptolémée, le grand astronome grec du IIème siècle, « une forme sphérique… comme un grain de raisin. ». Car ajouta-t-il, bien avant Newton, « le dessous naturel de la terre, c’est le cœur et le centre de sa sphère, vers lequel tout est attiré par la pesanteur. » ibn khaldounDès lors, l’œuvre d’Ibn Khaldoun apparaît prodigieuse et touche à l’Universel. De caractère encyclopédique et systémique, elle englobe l’ensemble des connaissances connues au XIVème siècle dans tous les domaines et anticipe sur l’avènement et le devenir de plusieurs disciplines scientifiques qu’il articule dans un seul mouvement de pensée : Géographie, Philosophie, Histoire, Economie, Sociologie, Politique, Psychologie sociale, Urbanisme, et même Médecine, cohabitent harmonieusement et contribuent chacune à sa manière à l’explication du monde vivant. Pour ces raisons, en 1935, Arnold Toynbee, le grand historien anglais écrivit dans son Study of History, qu’Al Muqaddima, restait « sans aucun doute, la plus grande œuvre de son genre qui ait jamais été créée encore par qui que ce soit, en tout temps et en tout lieu. » En d’autres termes l’oeuvre d’un génie.

Satisfaire les besoins évolutifs des hommes
Dans le tumulte du Maghreb au XIVème siècle,  rien ne pouvait laisser prévoir qu’Ibn Khaldoun fut sur le point de créer de nouvelles disciplines scientifiques. L’éclosion de son génie s’opéra lors de sa retraite à la forteresse des Beni Salama entre 1374 et 1378. C’est là qu’il réalisa, avec succès, la fusion de ses connaissances théoriques, que son esprit vif et curieux avait accumulées au contact des multiples professeurs et intellectuels dont il suivit les enseignements, et lors de sa foisonnante expérience politique et sociale. C’est aussi à cette occasion, qu’Ibn Khaldoun modifia son attitude intellectuelle. Jusque là, il n’avait été qu’un connaisseur, certes brillant, de la philosophie et des sciences de ses prédécesseurs[2]. Là, dans le calme et la sérénité de la forteresse des Beni Salama, il allait créer des œuvres remarquables, en rupture, sur bien des points avec les connaissances de son époque, et très en avance sur son temps, particulièrement dans le domaine de l’économie. En effet, dans ses travaux, Ibn Khaldoun accorda une place majeure « aux professions lucratives et aux manières de gagner sa vie, qui font partie des activités et des efforts de l’homme… »… « La raison fondamentale en est que l’homme est par nature contraint de chercher à se nourrir et à subsister. »
  • L’Homme au centre de sa réflexion
Ibn-KhaldounL’analyse économique d’Ibn Khaldoun s’intéresse précisément aux peuples et à leurs manières de vivre et de travailler. C’est, a-t-il écrit, ces manières de vivre qui distinguent les hommes. Mais, à l’intérieur d’une société donnée, celle de son époque, comment l’homme subvient-il à ses besoins ? De quels besoins s’agit-il ? Comment les fruits de l’activité humaine se répartissent-ils ? Pour répondre à ces questions, Ibn Khaldoun définit six principes essentiels :
 
Première principe : L’homme cherche d’abord à satisfaire ses besoins.
Second principe : l’homme est fait pour vivre en société, car l’homme seul ne peut subvenir à ses besoins.
Troisième principe : les besoins des hommes sont nombreux et évolutifs.
Quatrième principe : L’homme ne cesse de perfectionner les arts et les métiers.
Cinquième principe : Avec la complexification de la vie sociale, les hommes ressentent la nécessité d’avoir « un frein », un régulateur, qui contrôle leur violence les uns par rapport aux autres et les sépare, car «  la conséquence inéluctable de la vie sociale, c’est le désaccord dû à la pression de leurs intérêts opposés… »
Sixième principe : La vie sociale crée des injustices entre les hommes, dues à leur place dans l’activité économique et à leur rapport au pouvoir politique.
  • L’agriculture et les métiers
Pour satisfaire des besoins en expansion, les hommes améliorent leur dextérité et inventent sans cesse de nouvelles méthodes de travail, de nouveaux outils et instruments, qu’ils se transmettent de génération en génération, par l’enseignement ou par le fait des échanges commerciaux. D’abord dans l’agriculture, base de l’économie nomade qui a précédé l’économie sédentaire, puis dans l’artisanat urbain. C’est ce qui explique la multiplication des métiers, l’approfondissement de la division du travail et  l’expansion des activités commerciales.

Un métier c’est, selon la définition d’Ibn Khaldoun, « une aptitude acquise dans le domaine du travail et de la pensée », c’est-à-dire « une qualité enracinée, qui résulte d’un geste répété autant de fois qu’il est nécessaire. » Pour acquérir cette qualité, les hommes recourent à l’enseignement et à l’observation personnelle. Au final, « l’habileté d’un artisan dépendra de la qualité de l’enseignement qu’il aura reçu, c’est-à-dire du talent de son instructeur. » C’est ce qui aurait fait dire au calife Ali : « la valeur d’un homme, c’est ce qu’il sait faire. » Avec la civilisation sédentaire, les métiers se sont donc multipliés, élargissant la division du travail et la spécialisation des individus. En tout état de cause, écrit Ibn Khaldoun, dans toutes les sociétés, l’industrie des biens de subsistance a précédé celle des biens de luxe et les métiers des villes n’ont paru qu’après ceux des champs.

Dans Al Muqaddima, Ibn Khaldoun décrit une véritable économie urbaine, sur laquelle il s’attarde d’ailleurs plus que sur l’agriculture, car il est lui-même fils de la ville.  L’ordre médiéval maghrébin en déclin fonctionne principalement sur une économie d’artisans, essentiellement citadins, structurés en corporations dans les bazars, avec leurs maîtres qui transmettent leur savoir à leurs élèves, déjà fortement insérés dans l’économie marchande[2]. Ibn Khaldoun pressent que si changement il doit y avoir, c’est plutôt de cette économie urbaine et artisanale qu’il viendra parce que c’est là que se concentrent le savoir, la technique et la dextérité.
  • Le travail humain source de la richesse
timbre-ibn-khaldounDans cette économie citadine et marchande, l’homme doit subsister. Pour cela, il exerce différents métiers. Mais comment cela lui permet-il de satisfaire ses besoins ? A cette question, Ibn Khaldoun trouve la réponse géniale, que personne n’avait, jusque là, entrevue : le travail humain est à l’origine de la richesse. Bien sûr, écrit-il, « l’homme peut arriver à cela sans effort, par exemple par l’effet de la pluie qui fait pousser les champs. Mais ce n’est là qu’une assistance complémentaire, qu’il lui faut combiner avec son propre travail… La subsistance dépend des efforts et du travail, même si l’on cherche à y parvenir par tous les moyens possibles… La chose, comme dans l’exercice d’un métier, est évidente. Elle l’est moins, quand il s’agit d’animaux de plantes ou de mines… Cependant, les sources ne jaillissent que lorsqu’on les creuse, et qu’on en tire l’eau : autrement dit il faut y travailler… Comme on peut le voir, c’est encore l’effet du travail de l’homme.[4]» Aussi, Ibn Khaldoun est catégorique : « Sans lui (le travail de l’homme), point de profit et nul avantage.[5] »

Dans son approche de la richesse Ibn Khaldoun fait donc une percée théorique exceptionnelle pour son époque. Le travail humain devient la catégorie économique essentielle à toute analyse du processus économique, et cela jusqu’à nos jours !  Sur cette base, Ibn Khaldoun indique que le travail de l’homme n’est pas recherché en tant que tel, pour lui-même. Le travail est recherché parce qu’il permet de « gagner sa vie », de satisfaire les besoins. Plus encore, explique-t-il, le travail est recherché parce qu’il permet d’obtenir un surplus par rapport à ses besoins. « Tout homme, capable d’agir par lui-même et tiré de sa (première) phase de faiblesse, lutte pour obtenir de quoi réaliser un profit… Ses profits constituent son gagne-pain s’ils lui permettent de vivre. S’ils dépassent ses propres besoins, ils constituent son fonds ou son capital. [6]» Ainsi, pour Ibn Khaldoun, la première croissance économique est celle des besoins.

Aussi, précise Ibn Khaldoun, il existe plusieurs catégories de travaux : le travail simple permet de satisfaire les besoins de subsistance ; le travail qualifié, celui des artisans, permet de répondre à des besoins moins essentiels et de dégager un surplus, un profit. Là encore, le savoir et la technique jouent un rôle essentiel dans la productivité du travail. Avec Ibn Khaldoun, on peut en déduire que plus le métier est qualifié, plus il est productif de richesse. Enfin, il fait une distinction fondamentale entre travail individuel et travail collectif. Le travail individuel n’est qu’un moment du travail collectif.  Ce dernier est plus productif car il permet d’accroître la division du travail, d’assurer une plus grande spécialisation, et donc l’augmentation de la productivité.

En tout état de cause, selon Ibn Khaldoun, tout homme ordinaire, ne fait vraiment fortune qu’en rapport avec son travail, son capital ou ses entreprises. « C’est le cas des négociants, des paysans et des artisans. » C’est dire, selon lui, que seul l’exercice d’un métier agricole, commercial ou artisanal, est un moyen naturel de gagner sa vie.  « Celui qui est incapable de travailler ne peut donc pas gagner sa vie.» C’est pour cette raison, ajoute Ibn Khaldoun, qu’il n’aborde pas, à ce niveau de son analyse, la manière dont le pouvoir politique « gagne sa vie » car, selon lui, « l’exercice du pouvoir politique n’est pas une manière naturelle de gagner sa vie. » Pas plus que l’activité qui consiste à servir un maître, ou à s’occuper de religion, car, « le public n’a pas besoin urgent de ce que peuvent lui offrir les personnages religieux, qui sont surtout utiles à ceux qui s’intéressent particulièrement à leur religion. »

Cependant, écrit Ibn Khaldoun, dans la vie de tous les jours, beaucoup de citadins espèrent pouvoir gagner leur vie et s’en tirer sans peine, espérant « découvrir des trésors cachés sous terre et en tirer profit. » Or, insiste-t-il, « outre la bêtise, le motif le plus commun, chez les chercheurs de trésors, est leur impuissance à gagner leur vie par les moyens naturels, tels que le commerce, l’agriculture ou l’exercice d’un métier… Mais, il arrive aussi que le mobile principal de ces chercheurs de trésors soit dû à leurs habitudes de luxe illimité, qu’aucun moyen de gagner sa vie ne saurait satisfaire… Ceux là sont souvent des gens accoutumés au luxe. »

Mais, alors, que sont devenus les trésors et les immenses richesses de l’Antiquité qui hantent l’esprit de ses contemporains ? Ibn Khaldoun, s’écartant d’une vision mercantiliste qui fleurira plusieurs siècles après lui en Europe[7], répond en toute logique avec sa théorie de la valeur travail : « les trésors d’or, d’argent, de pierres et d’objets précieux, sont des minéraux comme les autres, ou des capitaux comme le fer, le cuivre, le plomb, ou d’autres biens immeubles. C’est la civilisation qui les met au jour, grâce au travail de l’homme, et qui en augmente ou en diminue le débit. [8]»
  • Division du travail, productivité et population
billet-argent-ibn-khaldounLa division du travail est au cœur de sa théorie, car aucun homme ne peut exister pleinement par lui-même. Même pour obtenir son minimum vital, l’homme est contraint à la coopération.   Avec le développement de la civilisation citadine, le processus de production et d’échange suit un triple mouvement : au sein de chaque métier, la division du travail se manifeste par une plus grande spécialisation de chaque artisan, ce qui accroît la qualité de son produit et la productivité de son travail ; entre les différents métiers se créent une interdépendance et une complémentarité, qui font que le produit final est, de plus en plus, le résultat du travail collectif de plusieurs artisans et métiers ; grâce à la division du travail et au travail collectif, l’intérêt individuel de chacun est optimal. Avec cette analyse, Ibn Khaldoun affirme clairement la nature collective du travail humain et montre combien l’accroissement des richesses, de tous et de chacun, est lié à l’évolution de la productivité du travail.

Dans cette perspective, les hommes cherchent en permanence à améliorer leurs connaissances théoriques et pratiques, de sorte à innover, à inventer de nouveaux outils et méthodes de travail, et à promouvoir de nouveaux métiers. Or, constate-t-il, c’est dans les plus grandes villes que ces processus sont les plus évolués. C’est donc ce qui explique leur prospérité. La base essentielle de la prospérité c’est, plus que jamais, le travail humain et l’exercice de métiers lucratifs.
  • La propriété privée productive fondement du travail
Cependant, selon Ibn Khaldoun, le travail humain ne peut être productif que s’il s’appuie sur la propriété privée. Celle-ci peut prendre deux formes principales : la propriété foncière ou immobilière ; la propriété du capital.  A la base, la propriété foncière sert aux agriculteurs à produire les biens de consommation et à les vendre pour vivre. Quant à la propriété du capital, -celui des artisans ou des commerçants-, « gagnée et acquise grâce à l’exercice d’une profession, (elle) est le prix du travail de l’artisan (et du commerçant). C’est ce qu’on désigne par le mot de propriété. Il n’y a rien là que le travail. Pour Ibn Khaldoun, la propriété privée a une double nature : elle n’a de sens que si elle est productive ; elle est fondamentale car les hommes ne peuvent vivre que de leurs propriétés.

Dès lors, il faut absolument protéger celles-ci contre toutes les atteintes qui peuvent provenir d’autrui, ou du pouvoir monarchique. Car, « s’attaquer à la propriété privée, c’est ôter aux hommes la volonté de gagner davantage, en leur donnant à craindre que la spoliation est au terme de leurs efforts. Une fois qu’ils seront privés de l’espoir du gain, ils ne se donneront plus aucun mal. [9]» Les atteintes à la propriété privée suscitent donc méfiance, découragement et conduisent à la disparition de toute motivation pour le travail. Pour ces raisons, Ibn Khaldoun est catégorique : sont injustes ceux qui attaquent le droit de propriété et ceux qui dépouillent les autres de leurs biens.

Or, dans le Maghreb du XIVème siècle, les atteintes à la propriété privée sont légion. En l’absence d’économie de butin, corollaire de la société bédouine, dans la société sédentaire, la monarchie recoure à diverses formes de spoliation des biens privés, car « l’injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l’autorité et du pouvoir. » D’une part, le pouvoir monarchique dépossède les paysans de leurs fermes pour constituer des fiefs, qu’il attribue gratuitement et sans compensation à ses courtisans, et à ses clientèles.  D’autre part, la spoliation consiste pour le souverain à racheter les propriétés privées à des prix ridiculement bas, par contrainte pure et simple.

Dans ces deux situations, cet accaparement est inadmissible, selon Ibn Khaldoun, pour au moins deux raisons fondamentales. Il s’agit d’abord, et manifestement, d’actes d’injustice caractérisée. Il s’agit ensuite d’actes antiéconomiques.
Ibn Khaldoun insiste donc fortement sur la nécessité impérieuse de protéger la propriété privée et s’oppose aux confiscations et autres spoliations. Bien sûr, ajoute-t-il, pour se protéger, les propriétaires peuvent s’en remettre à la protection d’un parent du prince, ou d’un ami de celui-ci, ou d’un clan redoutable. Mais cela n’est guère sûr et durable, car la Assabiya disparaît avec la civilisation sédentaire et, désormais, « chacun convoite le bien d’autrui ». Pour obtenir une protection sûre, il faut s’appuyer sur les lois et la justice qui, seules, écartent les convoitises et assurent la confiance dans les transactions. Aujourd’hui, on dirait s’appuyer sur l’Etat de droit. Car, «  la propriété n’est garantie que par la crainte des lois. [10]»  Malheureusement, l’évolution de la monarchie, on l’a vu, conduit le pouvoir lui-même à ne pas respecter la loi, à multiplier les injustices, ou à prendre des décrets contraires aux intérêts du peuple et de ses classes productives.
  • Revenus productifs et improductifs
timbre-poste-ibnkhaldounDès lors qu’il a défini la source de la richesse, le travail de l’homme, et le fondement de celui-ci, la propriété privée, Ibn Khaldoun en vient à expliquer la nature des revenus et leur répartition. De façon générale, indique-t-il, « le prix d’un homme, c’est son métier, c’est la valeur de son travail, c’est son gagne-pain.[11] » Son revenu, devrait donc être le fruit de son travail.

 Pour les paysans, les artisans, et les commerçants, c’est, sous diverses formes, le cas. Mais, il ne s’agit pas encore d’un revenu correspondant à un véritable « salaire », ou à une rémunération contractuelle, puisque l’économie ne connaît pas encore cette forme de travail. Le fermier, comme l’artisan sont le plus souvent des travailleurs disposant, seuls ou collectivement, de leurs outils et instruments de travail. Ibn Khaldoun ne construit donc pas la catégorie économique de salaire. Tout juste aborde-t-il la notion de minimum vital qu’il évalue à « une ration journalière de blé ». Mais, il s’agit là d’un minimum physiologique. Dans son analyse, le minimum de subsistance, en tant qu’indicateur économique, est davantage lié aux conditions historiques et aux possibilités d’évolution des besoins. Il est donc variable et se modifie avec le temps.

Le « prix du travail de l’homme » est donc défini par Ibn Khaldoun en fonction de ce qu’il permet d’obtenir. « Ce qu’on obtient par ses propres efforts, c’est le profit. » Or, ce profit résulte de deux comportements complémentaires : l’effort pour acquérir, par le travail, un produit sous forme physique ou monétaire ; l’intention d’atteindre un certain niveau de production et de richesse. Quand le résultat du travail permet tout juste de subvenir aux besoins du travailleur, Ibn Khaldoun l’appelle « profit/subsistance », c’est à dire ce qui constitue son « gagne-pain », ce qui lui permet de vivre. Dans ce cas, ce profit ne dégage aucun surplus, ni excédent. Par contre, lorsque le résultat du travail dépasse les besoins, Ibn Khaldoun parle de « profit/capital », car il dépasse ses propres besoins et constitue « son fonds » ou « son capital ». Ainsi définies, ces deux catégories économiques préfigurent la rémunération du salarié (le « profit/subsistance ») et le véritable profit industriel (le « profit/capital). Mais, pour cela, il faudra que le salariat s’impose comme fondement des relations de travail, que les relations marchandes patron/ouvrier s’instaurent et que le capitalisme domine, or au XIVème siècle, on en est encore loin. Cependant, deux idées sont remarquables : les deux formes de profit proviennent du travail humain ; en dernier ressort « le travail humain est nécessaire à tout bénéfice, à tout capital. »
Dès lors, le niveau du profit dépend de trois éléments complémentaires : la quantité de travail fournie ; « la valeur relative de son industrie » ; « la loi de l’offre et de la demande ». A cet instant, Ibn Khaldoun, qui situe son analyse dans la civilisation sédentaire marchande, entrevoit les liens essentiels qui conduisent à la détermination du niveau de rémunération du travail à trois niveaux : la rémunération est fonction de la quantité de travail individuel, ce qui veut dire, par exemple, qu’« en cas de diminution ou de cessation de travail, Dieu fait disparaître les profits » ; la quantité de travail individuel est évaluée dans son rapport aux autres travaux de la même industrie, (ce que Marx appellera le travail moyen ou le travail socialement nécessaire) ; la traduction, toute aussi relative, de ce travail en monnaie est aussi fonction de l’offre et de la demande (le jeu des forces du marché). S’agissant plus particulièrement de la rémunération du commerçant, dont le travail est également considéré comme naturel par Ibn Khaldoun, elle résulte de pratiques commerciales « destinées à trouver une marge bénéficiaire entre le prix d’achat et le prix de vente : la différence entre les deux représente le gain du commerçant.[12] »


A ce stade de l’analyse, Ibn Khaldoun identifie donc trois revenus productifs : ceux des paysans et des artisans, qui peuvent prendre la forme du « profit/subsistance » et du « profit/capital », selon qu’ils permettent, respectivement, d’assurer la subsistance ou de dégager un surplus par rapport aux besoins ; celui des commerçant, qui constitue le profit commercial ou bénéfice, grâce à la différence entre le prix de vente et le prix d’achat. 


Mais, dans la société il y a d’autres catégories sociales qui vivent sans travailler et dont les revenus, non naturels, sont improductifs. Quelles sont ces catégories, et quelle est donc la source de leurs revenus ? Point de miracle : ces revenus tirent aussi leur origine du travail des classes productives. « L’homme influent reçoit le labeur et l’argent des autres, qui recherche sa protection et ses faveurs… Le rang social représente le pouvoir qui permet à certains d’agir sur les autres, en alternant les autorisations et les refus. » Ces revenus improductifs, auxquels il ne donne aucun nom particulier, constituent des rentes. Elles lui apparaissent sous trois formes : en nature, en travail et en argent. Les producteurs peuvent être amenés à fournir des denrées gratuitement, sans réelle contrepartie, que la protection et les faveurs. Cette situation, au Maghreb, s’exprime notamment à travers la pratique du « khamessat » qui permet au propriétaire foncier de garder quatre cinquièmes de la récolte, ne laissant qu’un cinquième au paysan. Les producteurs peuvent être également contraints par le pouvoir, ou tout autre propriétaire foncier, d’effectuer un « travail forcé sur d’autres champs que les leurs, (dont) ils ne tirent aucun avantage et sont frustrés du prix de leur labeur. »  Dans ces conditions, « étant donné que (les propriétaires) font travailler de force les artisans et les ouvriers, le travail leur paraît sans valeur et ils refusent de le payer.[13] »

C’est, selon Ibn Khaldoun, une pratique fréquente à laquelle recourent les gens de pouvoir. « Pour des tâches qui sont généralement payantes, l’homme puissant ne donne, le plus souvent, rien du tout. De la sorte, il s’enrichit de la sueur des autres. D’un côté, il ramasse la valeur des produits d’un travail qui ne lui coûte rien, et de l’autre, il n’a pas à payer pour se procurer le nécessaire… Le temps passe, et sa fortune augmente. C’est ainsi qu’on peut vivre de l’exercice du pouvoir. [14]» Pis, cette façon de faire ne concerne pas que ceux qui ont le pouvoir politique ou économique. Il en est de même de ceux qui possèdent le pouvoir religieux. « Une preuve à l’appui de tout cela se voit dans la situation de biens des cadis (juges) et des dévots de grande réputation. Le peuple croît servir Dieu en leur faisant des cadeaux, en les aidant dans leurs affaires, en travaillant pour eux. Le résultat, est que ces pieuses gens s’enrichissent rapidement, sans rien posséder au départ, uniquement en tirant profit du travail des autres.[15] »

Cependant, avec l’expansion de l’économie marchande, les rentes monétaires sont les plus fréquentes. Elles résultent de pratiques spéculatives dont Ibn Khaldoun donne un tableau des plus réalistes : achat par le souverain ou ses clientèles de terres à bas prix pour les revendre au prix fort ; spéculation immobilière sur le même principe ; spéculation commerciale par la manipulation des quantités et des cours des produits sur les marchés. On verra plus loin ces formes de spéculation et les revenus non naturels qu’elles génèrent.

Par cette analyse, Ibn Khaldoun sépare nettement deux catégories de revenus. Les revenus productifs sont obtenus par les catégories sociales qui exercent un travail créateur de richesses, c’est-à-dire par les paysans, les artisans (maîtres et apprentis) et les commerçants. Ceux là tirent naturellement leurs revenus de leur travail. Ces revenus productifs sont : le profit/subsistance, le profit/capital et le profit (ou bénéfice) commercial. Les revenus improductifs sont tirés, par les catégories sociales disposant d’un pouvoir politique, économique ou religieux, du travail des catégories sociales productives. Ces revenus improductifs prennent une forme générale, la rente, qu’Ibn Khaldoun ne définit pas en tant que catégorie économique. Celle-ci se décompose, selon diverses modalités d’accaparement du travail des autres, en rente en nature, en travail, ou monétaire. Ibn Khaldoun détermine clairement la condition essentielle pour qu’un tel accaparement se réalise : l’existence d’une production supérieure aux besoins de subsistance des travailleurs productifs.
ibn-khaldoun-sociologueCe faisant, Ibn Khaldoun  découvre, le premier, la notion de surplus économique. Plus le surplus est important, en fonction de la division du travail, de la multiplication des métiers et de l’augmentation de la productivité du travail, plus le profit/capital et les rentes sont importantes. Cependant, une contradiction fondamentale oppose ces deux derniers revenus, à l’avantage des rentes. En effet, selon Ibn Khaldoun, lorsque le pouvoir constate l’enrichissement  des classes productives par accumulation de profit/capital, il devient jaloux de leurs fortunes et accroît, sous diverses formes plus ou moins violentes, la pression sur elles pour augmenter le niveau des rentes. Ce faisant, le souverain et ses clientèles deviennent les plus gros propriétaires fonciers et immobiliers du royaume. Au lieu de favoriser l’expansion du surplus productif, celui qui sert à relancer la création de richesses nouvelles, la monarchie élargit le surplus improductif, celui qui se perd dans les consommations somptuaires, le gaspillage et la thésaurisation des richesses. A ce niveau, on peut donc affirmer sans l’ombre d’un doute qu’Ibn Khaldoun est également le premier théoricien de l’état rentier ou patrimonial.
Le résultat est alors désastreux pour deux raisons : le transfert des richesses s’accélère des catégories sociales productives, vers les catégories improductives, ce qui réduit le profit/capital ; le profit/capital est de moins en moins utilisé comme capital pour le développement des activités productives, notamment des sciences et des arts, et de plus en plus pour les consommations parasitaires du souverain, de ses courtisans et de ses clientèles. La monarchie décourage les couches productives et n’assure plus l’expansion des besoins et leur satisfaction. Elle dépérit et décline.
Enfin, au-delà de ces deux grandes catégories de revenus, Ibn Khaldoun identifie les revenus de tout ceux qui, au service du souverain, sont payés sous diverses formes (gages, soldes, traitements), car « tout chef a besoin de serviteurs, de soldats, de policiers, de secrétaires, pour toutes les branches du commandement et du pouvoir. » Ces gens, le souverain les fait vivre sur le Trésor. Ces revenus, qui ne constituent ni des revenus improductifs, ni des revenus productifs, sont assurés grâce aux recettes publiques générées par les impôts et les taxes. Mais, au bout du compte, « tous ces hommes qui servent le pouvoir, puisent leurs revenus à la source.[16] » Ceux-ci résultent aussi d’un transfert, mais légal, d’une partie de la richesse créée par ceux qu’on appellerait aujourd’hui les contribuables, c’est-à-dire les classes productives.
  • La régulation des marchés par l’Etat
La société sédentaire, on le sait, est de plus en plus soumise à l’échange marchand, Aussi, Ibn Khaldoun consacre une partie importante de son analyse aux activités commerciales, car c’est en fonction des prix que tous les revenus vont pouvoir se réaliser et connaître leurs niveaux réels. Pour lui, l’activité commerciale est, en général, productive puisqu’elle est  un moyen naturel de gagner sa vie. Mais comment s’exerce cette activité, et qui sont ces commerçants qui permettent aux biens et denrées de toutes sortes de se transformer en argent par l’achat et la vente ?
Apparemment, cela est simple : « le secret du commerce, c’est d’acheter bon marché et de revendre cher. » Pour cela, les commerçants recourent à divers procédés, par exemple : stocker les marchandises et attendre la hausse des cours pour revendre ; vendre les marchandises sur un marché extérieur à la région où la demande est plus forte. Ibn Khaldoun accorde une importance particulière à la notion de demande car, « tous les marchés sont approvisionnées selon les demandes du public. » Ce qui laisserait supposer que toute demande implique une offre équivalente. Il n’y a donc, chez lui, aucun risque de sous-consommation, sauf en cas de rétention de l’offre pour des raisons spéculatives. De ce fait, Ibn Khaldoun serait le précurseur de la loi des débouchés de l’économiste français Jean Baptiste Say[17], selon laquelle il y a toujours équilibre entre offre et demande. Sauf que chez Ibn Khaldoun c’est la demande qui crée son offre, alors que c’est l’inverse pour Say. Pour ce dernier, tout ce qui est produit peut être vendu : « c’est la production seule qui ouvre des débouchés aux marchandises.[18] » Il est ce que l’on appelle un économiste de l’offre. Au vu de l’importance accordée à la demande, Ibn Khaldoun est plutôt un économiste de la demande. Ceci peut d’ailleurs se comprendre : au XIVème siècle, le commerce est encore le résultat, chez beaucoup d’artisans, d’un travail à façon, sur commande. C’est ainsi, selon Aly Mazahéri, que, « tout le long du jour, les élégants venaient choisir du linge ou des vêtements ; parfois, ils apportaient leur tissu… Le tissu de soie était pesé par le tailleur, qui devait livrer dans un délai de moins d’une semaine, un vêtement de poids correspondant.[19] »
Pour ces raisons, Ibn Khaldoun insiste sur la nécessité pour le commerçant de viser des marchés de taille importante pour que la demande le soit aussi. Ainsi, écrit-il, « un négociant qui connaît son affaire (ne présentera) que des produits de consommation courante, demandés aussi bien par les riches que par les pauvres, par les grands que par les particuliers. » Car, en l’absence de demande il n’y a guère de bénéfice. C’est pourquoi, précise-t-il, « une grande ville peuplée a de bas prix pour les denrées et les objets de première nécessité, et des prix élevés pour les produits de luxe comme les condiments ou les fruits. [20]» En d’autres termes, plus l’offre et la demande d’un bien sont élevées, plus le prix est bas. Inversement plus l’offre et la demande d’un bien sont faibles, plus le prix est élevé. Aussi, plus que l’équilibre entre offre et demande, c’est le niveau de cet équilibre qui intéresse Ibn Khaldoun. Par ailleurs, il intègre d’autres variables dans la détermination des prix. Il souligne que le prix des marchandises est fortement affecté par la distance et le risque couru pour acheminer les denrées sur un marché lointain, dans la mesure où ces facteurs participent tous deux à rendre le produit plus rare, donc plus cher. C’est d’ailleurs aussi pour réduire ces risques que le souverain doit assurer la sécurité des routes du royaume.
Ceci étant, pour Ibn Khaldoun, la cherté des biens ne s’explique pas uniquement par un équilibre de faible niveau d’offre et de demande, ou par des questions de distance et risques encourus. Pour lui, les prix des produits,  dépendent aussi de deux éléments essentiels.
Primo, pour les produits en général, le prix de revient est fondamental. En effet les frais utilisés pour la production d’un bien contribuent de façon primordiale au prix final.
Secundo, pour les produits de luxe, le niveau élevé des rémunérations des artisans contribue aussi à l’augmentation des prix. La forte demande de produits de luxe dans les villes se conjugue à des exigences aussi fortes des artisans en termes de rémunération : comme la vie est facile et la nourriture abondante, ceux-ci rechignent à travailler sauf si leur travail est mieux rétribué. De plus, dans les villes, il y a beaucoup de gens qui disposent d’importants revenus à dépenser, de nombreux besoins à satisfaire et donc des artisans qualifiés à faire travailler. Sur fonds de demande exacerbée, la concurrence entre demandeurs est telle qu’elle les pousse à rechercher des artisans exclusifs. Le résultat en est que les ouvriers et artisans « deviennent arrogants et très chers. »
Plus précisément, Ibn Khaldoun s’interroge sur les différents niveaux de prix et sur leur influence sur la société. Ces prix peuvent être bas, élevés ou moyens. Lorsqu’ils sont bas, l’impact est négatif sur l’ensemble des producteurs directs, car leur travail est faiblement rémunéré, et sur les négociants dont les marges bénéficiaires sont minimales. « Voyez, par exemple, les grains. Tant qu’ils restent bon marché, c’est tant pis pour les paysans et les producteurs : ils ne gagnent presque rien, et ne peuvent guère augmenter leur capital. Ils en sont réduits à vivre sur leurs réserves, c’est-à-dire à tomber dans la misère. Il en est de même pour les meuniers, les boulangers et tous ceux qui s’occupent de céréales, depuis les semailles jusqu’à la consommation.[21] » Cependant, pour les consommateurs, c’est la situation idéale, notamment pour les biens de subsistance, car « tout le monde en a besoin et riches ou pauvres sont bien obligés de se nourrir. Et les nécessiteux sont toujours plus nombreux. » Mais, ajoute Ibn Khaldoun, « la cherté excessive ne vaut pas mieux. Même si de temps à autre, et rarement, elle peut accroître le capital d’un accapareur, c’est la pratique du juste milieu et des rapides fluctuations des cours qui rapportent aux commerçants bénéfice et profit. [22]» Un juste milieu qui devra également tenir compte des « taxes sur les marchés et des droits de porte au nom du sultan, ainsi que des impôts sur les bénéfices, levés par les percepteurs, à leur propre usage. » Ce qui renvoie, on le verra, à la question de la justice, ou de l’injustice, sociales. En tout cas, Ibn Khaldoun privilégie la politique du juste milieu[23], et désapprouve fortement toute volonté d’accumulation exagérée, fondée sur des pratiques spéculatives réprouvées par la loi.
Ibn Khaldoun identifie trois grands types de marché : le marché de proximité, où se rencontrent offres et demandes de produits pour le plus grand nombre (les pauvres et les riches) ; le marché extérieur où se rencontrent les offres et demandes de produits à l’importation et à l’exportation ; le marché de l’Etat. Ce dernier marché constitue le cœur de l’économie marchande. En effet, Ibn Khaldoun constate que « l’Etat est le plus grand marché du monde, où s’élabore la civilisation matérielle,… Car, l’Etat est le marché principal, la source et le fondement de tous les marchés. C’est lui le principal fournisseur de recettes et de dépenses. S’il dépérit et dépense peu, les marchés qui en dépendent en feront autant, dans une plus grande mesure.[24] » Cette vision est, là aussi, d’une grande modernité. Elle reste d’une brûlante actualité quand on voit le niveau des dépenses publiques dans tous les pays, y compris (et surtout ?) dans les pays développés à économie de marché. Comment ne pas souscrire, également, à cette analyse lorsqu’on voit le niveau actuel de la dette souveraine de pays comme les Etats-Unis, la France  et d’autres pays d’Europe ?
Ceci est d’autant plus inquiétant pour Ibn Khaldoun, qu’en parallèle, le souverain et ses clientèles disposent de nombreuses terres et de milliers de têtes de bétail. A cause de cela, le sultan se transforme lui-même en commerçant et exerce une concurrence déloyale car, « il peut faire main basse sur une grande quantité de denrées, ou encore les faire céder à vil prix : personne n’oserait renchérir. Il oblige donc les vendeurs à baisser leurs prix. Et puis, comme il a le souci des besoins de l’Etat, il n’attend pas la montée des cours : quand il dispose de ses propres productions –grains, soie, miel ou sucre – il force les marchands à les lui acheter au plus haut prix. [25]» Dès lors, ceux-ci ne peuvent revendre ces marchandises qu’à perte, allant jusqu’à fermer leurs boutiques.  Ce qui, on le verra, conduit à réduire le niveau des recettes fiscales et met en danger le budget de l’Etat.
Dans ces conditions, Ibn Khaldoun ne conçoit donc pas que les marchés puissent s’autoréguler. Il est loin de s’en tenir, comme le fera Adam Smith au XVIIIème siècle, « au laisser faire, laisser aller » ou à « la main invisible du marché ». Pour lui, l’activité commerciale, comme toute la société, ont besoin d’un « frein modérateur ». C’est le rôle dévolu par le souverain à une institution spécialisée dans le contrôle des marchés. A l’époque du califat, celui-ci correspondait à une fonction religieuse, liée aux obligations divines visant de façon générale à encourager le bien et à lutter contre le mal. Puis, avec l’avènement de la monarchie, la fonction est devenue un emploi royal à part entière.
Ibn-KhaldounLe titulaire de la charge, appelé Muhtasib, est directement choisi par le souverain. Aidé de plusieurs assistants, il est un personnage tenant à la fois du juge de paix et du commissaire de police. Ses obligations sont nombreuses et il intervient dans plusieurs domaines de l’activité économique et sociale. Il établit les normes et régulations nécessaires au bon fonctionnement des activités de production et de commercialisation. Dans ce cadre, le Muhtasib a l’obligation de porter à la connaissance de la population, des artisans et des commerçants les dispositions légales. Il fait afficher, aux portes des mosquées, les normes et règlements relatifs aux différentes activités. Il en est ainsi, par exemple, des dimensions réglementaires des briques et des tuiles utilisées dans la construction. Il veille à leur respect et sanctionne « tout ce qui touche aux fraudes ou aux malversations sur les denrées alimentaires ou sur les poids et mesures. » Il veille à l’instauration d’une saine et loyale concurrence. Il peut aller jusqu’à faire payer les débiteurs récalcitrants, quand l’intervention d’un juge n’est pas requise. Mais, il « veille (aussi) à la sauvegarde des intérêts publics dans la ville… Par exemple, il interdit de boucher les voies d’accès. Il empêche les charges excessives des portefaix ou des bateliers. Il ordonne aux propriétaires d’immeubles qui menacent ruine de les faire démolir et de supprimer ainsi tout danger pour les passants.[26] »
La régulation des marchés est également assurée par l’intervention du directeur de la monnaie, dont la mission principale est de protéger les commerçants et les consommateurs contre toute éventuelle falsification des monnaies en usage dans le commerce : métal utilisé, titre, poids, présence du sceau royal…
Cette régulation, selon Ibn Khaldoun, est d’autant plus nécessaire que les comportements malhonnêtes se multiplient. On pourrait penser, ici, qu’Ibn Khaldoun a « la dent dure » contre les « mercantis » qu’il semble charger de tous les vices. Mais, Ali Mazahéry[27], un autre connaisseur de la société musulmane de cette époque, confirme ses observations. Il note que, globalement, jusqu’au Xème siècle, les commerçants étaient plutôt scrupuleux et respectueux des bonnes règles commerciales. Cependant, les comportements se modifièrent progressivement dès le XIème siècle, avec le déclin de la civilisation musulmane, l’essor de la société sédentaire, et la culture du luxe et du gaspillage. Depuis cette époque, la conscience professionnelle s’est effritée au point qu’un bon nombre de commerçants se mirent à tromper les clients sur la qualité des produits et leur poids, sans compter toutes les pratiques spéculatives, sur lesquelles on reviendra. Ainsi, la régulation commerciale, par la chasse permanente aux fraudeurs et aux mauvaises pratiques commerciales, devait favoriser le bon fonctionnement du marché, aider les producteurs et les distributeurs à réaliser, aux meilleures conditions leurs échanges. Car, « en politique générale, il est parfait de respecter… les marchands pour les encourager à étendre leurs affaires… Mettre chacun à sa place, c’est là un traitement équitable – autrement dit : la justice.[28]] »
  • Les activités spéculatives en accusation
Malgré l’institution de cette autorité de régulation des marchés, le Maghreb du XIVème siècle subit de nombreuses pratiques spéculatives, notamment de la part de l’Etat lui-même.
La spéculation est d’abord foncière. Le souverain recourt fréquemment à la saisie des propriétés privées des fermiers, notamment lorsque les caisses du royaume sont vides. Ces terres connaissent une première destination principale. Elles sont attribuées aux courtisans ou aux serviteurs. C’est ainsi, par exemple que les différents souverains récompensaient les armées bédouines qui les assistaient dans leurs conquêtes. Des terres étaient confisquées puis concédées aux différentes tribus alliées. Or, ces pratiques, selon Ibn Khaldoun sont négatives et antiéconomiques. Elles réduisent le niveau de production agricole dans le pays, car les courtisans ne travaillent pas la terre, ce qui tend à faire monter les prix des produits agricoles.  « C’est ainsi que la culture a faibli et que les fermes sont tombées en ruine. Faute d’argent, l’armée et le peuple ont dépéri. [29]» Pour éviter que la production agricole ne diminue fortement, la pression sur les paysans ne s’arrête pas là. Le souverain recourt également au travail forcé et gratuit des agriculteurs sur ses terres. Dans ces conditions, le souverain récupère, en travail, ou sous forme de produits, ou encore en monnaie, le surplus tiré du travail effectué, sans aucune contrepartie.
C’est, au sens économique, de la rente foncière pure extorquée par le souverain. Elle est, le plus souvent utilisée aux fins de dépenses somptuaires et de luxe. Cette obligation de corvées, véritable servitude, est énergiquement dénoncée par Ibn Khaldoun. « En effet, le travail est un capital. Le gain et la subsistance représentent la valeur du travail chez les gens civilisés. Ceux-ci n’ont que le travail pour gagner leur vie. Ceux qui cultivent la terre sont dans ce cas. S’ils sont contraints au travail forcé sur d’autres champs que les leurs, ils n’en tirent aucun avantage et sont frustrés du prix de leur labeur, qui est leur capital. Ils sont malheureux et ont perdu presque tous leurs moyens d’existence.[30] »
De plus, ajoute Ibn Khaldoun, la spéculation foncière n’est pas le seul fait du souverain. Celle-ci se développe aussi à chaque fois que le régime politique est affaibli ou change de mains. A cet instant où l’instabilité est forte, les prix des immeubles chutent, et on peut les acheter pour presque rien. « Mais, avec le temps, la ville a repris vigueur et jeunesse, la dynastie est devenue florissante et les conditions sont excellentes. En conséquence, tout le monde voudrait avoir des propriétés et des fermes de rapport. Les prix montent et les immeubles prennent de l’importance. C’est cela qu’on appelle la spéculation foncière… Le propriétaire d’immeubles devient, finalement, l’homme le plus riche de la cité, sans qu’il ait eut d’effort à faire ou d’activité financière à entreprendre. Il en aurait, du reste, été bien incapable.[31] »
Ces pratiques sont cependant dangereuses pour leurs initiateurs. La richesse des nouveaux propriétaires suscite l’envie et l’appétit des souverains qui peuvent alors, soit leur confisquer certains immeubles, soit les obliger à les leur vendre. En effet, la spéculation foncière se conjugue souvent à une spéculation commerciale. Les terres ou les immeubles confisqués par le souverain ou même les propriétés foncières et immobilières qu’il achète à très bas prix (car c’est lui qui fixe ce prix politique) sont revendues à de riches commerçants ou propriétaires à des prix spéculatifs, y compris par le recours à la contrainte. D’autant que l’administration du royaume exige un paiement comptant.  Pour pouvoir payer, les acquéreurs doivent donc disposer rapidement des sommes d’argent nécessaires, ce qui les conduit, selon Ibn Khaldoun, à brader à vil prix leurs propres marchandises. Ce qui perturbe grandement les transactions commerciales et entraîne le ralentissement des activités commerciales et les revenus correspondants. Résultat : les impôts sur ces activités diminuent, ce qui est d’autant plus grave que ceux ci constituent la première source fiscale du royaume.
En réalité, conclut Ibn Khaldoun, « la cause de tous ces abus, c’est le besoin d’argent que l’habitude du luxe entretient chez les gens au pouvoir. [32]» Dans cette analyse des pratiques spéculatives, Ibn Khaldoun pressent les contradictions qui naissent entre la monarchie et les nouvelles classes montantes, celles des commerçants et des propriétaires qui accumulent des capitaux et des fortunes. A ce niveau, Ibn Khaldoun semble renvoyer les deux protagonistes dos à dos car, dit-il, « de toute façon, c’est tant pis pour le propriétaire », puisqu’il est lui-même un spéculateur. Mais, de façon générale, on l’a vu, Ibn Khaldoun considère plus fondamentalement qu’il faut protéger les propriétaires et les détenteurs de capitaux, lorsque ceux-ci sont le fruit du travail et la source d’activités productives.
Enfin, Ibn Khaldoun examine les pratiques spéculatives courantes des commerçants. Celles qui consistent, par exemple, à stocker des marchandises dans l’attente d’une flambée des prix ou à vendre sur un marché lointain des denrées en situation d’équilibre de l’offre et de la demande sur le marché local. Dans tous les cas, pour Ibn Khaldoun, la base de ces pratiques spéculatives est la capacité qu’a un commerçant de « donner un caractère de rareté à ses marchandises,… qui en augmentera la valeur. »
Bien entendu, ajoute Ibn Khaldoun, ces pratiques comportent un risque plus ou moins élevé, car elles peuvent aussi se traduire par des pertes sèches. Les réactions des consommateurs ne sont pas automatiques et Ibn Khaldoun entrevoit le principe de « préférence pour la liquidité[33] », fondé sur des comportements psychologiques, lorsqu’il affirme que les acheteurs peuvent refuser la hausse des prix parce qu’ils « demeurent attachés à leur argent et c’est sans doute là ce qui porte malheur aux accapareurs… L’acheteur reste attaché à son argent, car il a l’impression qu’il lui est pris de force… L’accapareur patenté est victime, finalement, des pouvoirs psychiques de sa clientèle. C’est ce qui cause sa perte.[34] »
Pour toutes ces raisons, Ibn Khaldoun est contre toutes ces pratiques spéculatives. Il recommande le respect de la propriété d’autrui et le recours à la pratique du « juste milieu », c’est-à-dire à l’établissement de prix qui ne soient ni trop bas, ni trop élevés. C’est pourquoi, il accorde une grande place dans son œuvre aux lois et à leur respect, ainsi qu’à l’administration du Muhtasib, chargée de l’organisation et du contrôle des marchés.
  • Thésaurisation et spéculation monétaire
Toutes ces pratiques commerciales supposent l’usage de la monnaie puisque la société bédouine naturelle a cédé la place à la société citadine marchande.
 
 C’est sur cette base légale, que le calife Abd El Malik grava les monnaies de son règne. « Il fit frapper un coin de fer et fit inscrire dessus des mots, et non des figures, car les Arabes étaient plus sensibles au verbe et aussi parce que la loi religieuse proscrit la représentation des images. Ensuite, il n’y eut aucun changement pendant toute l’époque musulmane. » Les pièces d’or et d’argent étaient rondes, sauf pendant le règne des Almohades qui frappèrent des drachmes carrées. Il reste, note encore Ibn Khaldoun, qu’aux confins de l’empire musulman, en Orient, la multiplicité des monnaies et des valeurs subsiste encore à son époque, ce qui oblige les commerçants à prendre les monnaies au poids en référence à des étalons constitués d’un certain nombre de pièces.
Face à cette situation, Ibn Khaldoun opère la distinction entre « drachme légale », c’est-à-dire monnaie dont le poids a été fixé par le souverain, et « drachme réelle », c’est-à-dire toutes les pièces, de poids différents, utilisées pour effectuer les transactions commerciales. Pour des raisons de vérité des échanges mais aussi de respect des règles religieuses (la Zakat, l’impôt individuel qui s’impose à tout musulman, étant fixé en monnaie), Ibn Khaldoun insiste sur la référence légale en matière monétaire. « Il faut donc qu’il existe des espèces à valeur déterminée par la loi et en accord avec elle. Ce sont là les espèces légales différentes des espèces réelles.[36]  »
Il est d’ailleurs très intéressant de noter comment l’évaluation légale de la drachme s’est opérée en relation avec l’or… et le grain de blé. Ce qui rendit de fait, le grain de blé étalon de mesure de la valeur légale des monnaies[37] , après qu’Ibn Khaldoun en ait fait son étalon de mesure de la subsistance des travailleurs, lui-même évalué en fonction de la productivité du travail. Depuis l’avènement de l’Islam, indique Ibn Khaldoun, la drachme légale est celle « dont 10 pièces valent sept mithkal d’or », alors « qu’une once d’or vaut 40 drachmes. La drachme légale est donc les 7/10ème d’un denier d’or (dinar). Or, un mithkal d’or pèse 72 grains de blé de taille moyenne. Par suite, la drachme qui est les 7/10ème d’un mithkal, pèse 50 grains 2/5ème[38]  » Sur cette base, la Zakat, l’aumône légale, fut fixée à 5 drachmes.
Malgré cet effort pour légaliser le cours des monnaies et supprimer les monnaies pré-islamiques (qui furent fondues et transformées en monnaies légales), Ibn Khaldoun reconnaît que l’Institution monétaire créée à partir du calife Abd El Malik n’a pas toujours veillé au respect de la loi. Pis, indique-t-il, « les fonctionnaires de la Monnaie (l’institution monétaire), sous les différentes dynasties, méconnurent délibérément les valeurs légales des pièces d’or et d’argent, qui se mirent à varier selon les régions ; On en revint donc,  comme au début de l’Islam, à confondre monnaie légale et monnaie idéale.[39] »  C’est dire, selon Ibn Khaldoun, que la spéculation monétaire était chose courante, et qu’elle se conjuguait ainsi à toutes les autres pratiques spéculatives évoquées précédemment, ce qui n’était pas sans effets négatifs sur les transactions commerciales et la valeur du surplus, dont Ibn Khaldoun rappelle qu’il est évalué sous forme monétaire et non plus physique, dans deux pierres minérales « divines », l’or et l’argent, et qu’il constitue ce qui « aux yeux des hommes,… constitue les trésors et la propriété. » C’est le fétichisme de la monnaie !
Dans son analyse, Ibn Khaldoun donne une vision très moderne de la monnaie. Celle-ci y est vue dans sa fonction de moyen d’échange mais aussi d’étalon des valeurs des autres marchandises, autrement dit de l’ensemble du capital, qui ne peut désormais s’affirmer que dans la forme monétaire. Plus encore, la monnaie est perçue comme la seule valeur refuge, comme la réserve de valeur de tout surplus. La monnaie est bien « le symbole des trésors et de la propriété ».  L’or et l’argent en sont les deux instruments de mesure, car la monnaie papier n’existe pas encore.
Pourtant, s’il reconnaît dans cette fonction de réserve de valeur une caractéristique essentielle et utile de la monnaie, Ibn Khaldoun porte un regard extrêmement critique sur la possibilité de thésaurisation qu’elle autorise. Pour lui, la thésaurisation a les mêmes effets destructeurs que la spéculation car elle gèle du capital et l’empêche d’être productif. Aussi dénonce-t-il tous ceux qui cherchent à amasser des fortunes et des trésors sous forme monétaire : « un monarque qui thésaurise et amasse les revenus de l’Etat, ou bien qui les gaspille ou en fait mauvais usage, ne laissera que peu de choses… » Ce faisant, Ibn Khaldoun, en bon juge malékite, est en droite ligne de la proposition du Prophète Mohammed : « Annonce un châtiment douloureux à ceux qui amassent l’or et l’argent, et ne le dépensent point dans le sentier de Dieu. » (Sunna IX-34)
Par ailleurs, en toute logique avec sa théorie de la valeur travail, Ibn Khaldoun considère que le volume de monnaie dans un pays dépend du niveau des richesses produites. « Si l’argent est rare, aujourd’hui, au Maghreb et en Ifrikiya, ce n’est pas le cas chez les Slaves et les Francs. S’il est rare en Egypte et en Syrie, il ne l’est pas dans l’Inde ni en Chine. Ce n’est qu’un instrument, un capital. C’est la civilisation qui en cause l’abondance ou la rareté.[40] »
Toutefois, en matière de pratiques spéculatives sur la monnaie, Ibn Khaldoun n’aborde pas la question essentielle de l’usure, si ce n’est de façon très évasive. Il est vrai que celle-ci est interdite par le Coran[41]. Cependant, dans la réalité qu’il étudie, les usuriers étaient nombreux et les souverains recouraient à leurs services pour obtenir des ressources financières. Dans les tribunaux où il exerce, nul doute que des procès impliquant des usuriers se sont déroulés. A son époque, des moyens détournés permettaient aux prêteurs et aux emprunteurs de conclure ces opérations, et de contourner l’interdit religieux. Ainsi, « il suffisait pour que l’opération fut régulière, d’éviter que l’intérêt fut réglé en même matière que le capital prêté… Par exemple, si l’intérêt d’un prêt, effectué en pièces d’or, était réglé en pièces d’argent, l’opération était licite et considérée comme un honnête commerce, même si le taux de l’intérêt atteignait 100%, alors qu’elle aurait été frauduleuse si ce même intérêt avait été payé en pièces d’or ![42]  »
A défaut d’être effectués par des musulmans, ces métiers de « banquiers » avant la lettre étaient assurés par des juifs[43] , car leur religion ne leur interdisait pas les prêts à taux d’intérêt élevés, sauf à l’égard d’autres juifs. Certains chrétiens pratiquaient aussi l’usure bien qu’elle soit aussi totalement proscrite et condamnée par l’Eglise[44] . Enfin, aux confins de l’empire, les Indous servaient aussi d’intermédiaires financiers, – certains temples bouddhistes devinrent même de véritables banques -, suivis en cela par les perses.
  • Fiscalité et injustices sociales
L’administration financière fut très tôt, dans l’Islam, considérée comme une institution essentielle de gouvernement. Ainsi, le premier qui l’introduisit fut le calife Omar. « La décision aurait été prise à l’arrivée d’Abou Houraya, avec tellement d’argent de Bahrein, que les musulmans ne savaient comment le répartir. » A cet instant, la fonction financière consistait à tenir un registre (diwan) présentant toutes les recettes et les dépenses du royaume. Il s’agissait, notamment, de suivre les dépenses relatives au fonctionnement de l’armée ainsi que les recettes tirées des contributions foncières.  Cependant, pendant les premières années califales, l’impôt ne fut pratiquement jamais levé : les butins de guerres suffisaient amplement à couvrir les dépenses du souverain.
ibn-khaldounAvec la monarchie, la question du financement des activités du royaume devient essentielle. « Le ministère des opérations financières et des contributions est une fonction indispensable à l’exercice du pouvoir royal. Il s’occupe des services de l’impôt. Il veille aux droits de l’Etat en matière de recettes et dépenses. Il tient à jour la liste nominative des militaires, fixe leur solde et paie leur traitement en temps voulu. Dans toutes ces opérations, il se fonde sur les règlements établis par les percepteurs et les intendants du gouvernement. Ces règlements figurent dans un registre qui contient tous les détails concernant les recettes et les dépenses… Ce registre est un diwan, mais ce mot désigne aussi le bureau où ces fonctionnaires se tiennent.[45] »
Autant dire que cette fonction est au cœur de l’administration royale et que le chef du diwan est un personnage clé du pouvoir. Il prend généralement le nom de directeur des finances, avec plus ou moins d’autonomie dans la gestion des affaires fiscales et financières et un contact direct avec le sultan. Parfois, avec le renforcement des pouvoirs du chambellan (premier ministre), celui-ci lui est rattaché. En Orient, précise Ibn Khaldoun, ce fonctionnaire, qu’il appelle aussi « le Grand Argentier », est un vizir (ministre). Dans tous les cas ce ministère, qui est l’une des quatre grandes institutions de l’Etat (avec la Défense, la Correspondance et le Chambellan), est tenu par une seule personne qui supervise toutes les opérations[46] .
Pour financer ses nombreuses activités, la monarchie s’appuie donc sur la fiscalité[47] . En Islam, la loi religieuse fixe trois types d’impôts : les aumônes (Sadakat, dont la Zakat[48]), la contribution foncière (Kharadj[49] ) et la capitation (Djizya[50] ). En matière fiscale, Ibn Khaldoun montre une évolution en trois étapes bien distinctes.
Au début, selon la loi religieuse, ces impôts sont peu élevés et leur taux ne peut être augmenté.  C’est, précise Ibn Khaldoun, ce qui fut pratiqué à l’époque bédouine. « De la sorte, les contribuables sont énergiques et actifs dans leurs entreprises : ils cultivent davantage de terres, ce qui accroît le nombre des contributions foncières et, par la suite, l’ensemble du revenu fiscal. » Mais, seconde période, avec l’avènement de la monarchie et l’évolution des besoins de luxe et les dépenses somptuaires, les percepteurs accroissent la pression sur les contribuables afin d’augmenter les recettes de l’Etat. « Ils augmentent les impôts individuels sur les sujets, les paysans, les fermiers et les autres contribuables… Ils frappent de droits les opérations commerciales et disposent de droits de douanes aux portes des cités… Finalement, les impôts écrasent et surchargent le peuple.[51]  » Enfin, la troisième période, la plus critique, est caractérisée par une fiscalité qui dépasse les limites du supportable pour les contribuables. Les impôts deviennent injustes et découragent les activités économiques. « Beaucoup (de paysans) abandonnent la terre. Le résultat est une baisse générale du revenu national, conséquence de la diminution des contributions directes. »
Pour compenser cette chute du revenu national, l’administration fiscale augmente les taux d’imposition, notamment sur le foncier, mais, ce faisant, elle ne fait qu’accélérer la régression de la production agricole car les coûts deviennent prohibitifs et tout espoir de profit pratiquement nul. En parallèle, l’octroi de terres publiques (obtenues par la conquête ou les confiscations) aux courtisans et tribus, en contrepartie de leur allégeance politique ou militaire, se multiplient, réduisant d’autant l’assiette fiscale du Kharadj. « En conséquence, le revenu national continue à décroître et les impôts à augmenter. Finalement, la chute de la civilisation suit la disparition de toute possibilité d’agriculture, et c’est l’Etat qui en pâtit, puisque c’est lui le bénéficiaire du développement des terres. [52] »
Cette analyse d’Ibn Khaldoun est d’une étonnante modernité. Elle démontre, dès le XIVème siècle, le futur et célèbre principe de « l’impôt qui tue l’impôt ». Elle exprime avec justesse cette constatation contradictoire : quand les Etats connaissent la croissance, ils ont recours à des impôts peu élevés ; quand la croissance se ralentit ou chute, ils imposent une fiscalité élevée. Aussi Ibn Khaldoun, cette fois encore, tire la sonnette d’alarme : « le meilleur moyen de développer l’agriculture, c’est de diminuer le plus possible les impôts sur les cultivateurs. De cette façon, ceux-ci auront l’esprit d’entreprise, parce qu’ils sont mus par l’espoir du profit.[53] »

En situation d’impasse financière, lorsque les impôts fonciers ne suffisent pas, notamment pour faire face aux dépenses militaires ou aux pensions des courtisans, la monarchie augmente également le taux des impôts directs sur l’ensemble des contribuables. Cependant, faute de ressources suffisantes, indique Ibn Khaldoun, l’Etat est trop faible pour percevoir les impôts sur toute l’étendue du royaume, ce qui réduit encore les recettes fiscales. Le souverain se tourne alors vers les commerçants qu’il va également pressurer, en frappant doublement les transactions commerciales : les commerçants sont imposés sur le chiffre d’affaires ; les marchandises importées sont soumises à des droits de douanes à l’entrée des grandes villes.  De plus, le souverain doit aussi faire face aux fraudes fiscales qui se multiplient et aux malversations pratiquées par les agents du fisc et les percepteurs. Parfois, ceux-ci s’approprient une part excessive des impôts collectés sans le mentionner dans les comptes.

Au bout du compte, conclut Ibn Khaldoun, « ce sont les recettes fiscales seules qui enrichissent un souverain. Or, elles ne peuvent s’accroître qu’en traitant convenablement et équitablement les contribuables. De la sorte, le peuple espère en l’avenir et il est encouragé à faire fructifier ses capitaux, ce qui ne peut qu’augmenter la rentrée des impôts dans les caisses du prince. [54] »
google-ibn-khaldounMais, ajoute Ibn Khaldoun, dans tous les cas, la richesse d’un souverain n’a qu’un temps. Au début du règne, les revenus fiscaux se partagent plus ou moins équitablement entre le souverain, sa famille et les tribus alliées. A ce moment là, les besoins de la monarchie sont encore proches de ceux de la période bédouine, et le souverain se suffit de peu. Puis, la monarchie se consolide et le souverain affermit son pouvoir.

Progressivement, il réduit la part des recettes fiscales attribuées à ses partisans, au point de disposer de la quasi-totalité de ces recettes. « Sa richesse augmente. Son trésor se remplit. » Enfin, vient le temps de la décadence. Les alliés qui avaient permis de fonder la dynastie disparaissent. Celle-ci s’affaiblit au moment où les dépenses augmentent et où les rivalités et les rebellions se multiplient. Le souverain a besoin de nouveaux partisans et soutiens. « Son argent va à ses alliés et à ses partisans, gens d’épée qui ont leur propre esprit de clan. Il dépense ses trésors et ses revenus en tentatives de restauration de sa puissance. » Mais, on l’a vu, les recettes fiscales s’amenuisent. Alors le souverain multiplie les confiscations de biens et propriétés tant au niveau des fermiers et des commerçants qu’à celui de ses partisans, ce qui accroît le sentiment d’injustice et de révolte.

Dès lors, l’analyse d’Ibn Khaldoun montre combien ces politiques sont à la base d’un système complexe d’injustices sociales dont la responsabilité incombe à la monarchie car « l’injustice ne peut être commise que par ceux qui échappent à la loi commune, ceux qui disposent de l’autorité et du pouvoir. » Ibn Khaldoun peut alors égrener la liste de ces injustices sociales : spéculer en matière foncière et commerciale ; prendre les biens d’autrui ou le faire travailler de force ; lui réclamer plus que son dû ou le soumettre à un impôt illégal ; ne pas respecter, de manière générale, les droits du peuple. Parmi ces injustices, il insiste sur les confiscations de propriétés, sur les impôts injustifiés et sur l’obligation des corvées, car elles concourent, plus que toute autre à réduire le surplus productif et à détruire la civilisation.

Mais il est également particulièrement soucieux des risques encourus lorsque ce que l’on pourrait, aujourd’hui, appeler les droits de l’homme sont bafoués. « S’il y a spoliation brutale, si des atteintes ouvertes sont apportées à la propriété privée, aux femmes, aux vies, aux personnes, à l’honneur des sujets, le résultat en sera la désintégration soudaine, la ruine, la rapide destruction de la dynastie, en raison des inévitables troubles suscités par l’injustice. [55]»
Pour ces raisons, Ibn Khaldoun considère que les injustices sociales frappent toutes les catégories sociales productives : les paysans, particulièrement écrasés par les impôts et soumis, plus que tous autres à l’arbitraire ; les négociants des villes et les importateurs ; les petits marchands et les boutiquiers ; les artisans ; « En un mot, toutes les corporations et toutes les classes sociales (productives) ».

La cause fondamentale de toutes ces injustices se résume à une dépendance à laquelle est soumis le pouvoir : « en réalité, la cause de tous ces abus, c’est le besoin d’argent que l’habitude du luxe entretient chez les gens au pouvoir… (Or) la leçon de l’histoire, c’est que l’injustice ruine la civilisation et, par suite, la dynastie. »
  • L’expansion des inégalités sociales
Au temps d’Ibn Khaldoun, la société maghrébine est donc profondément inégalitaire. L’ensemble des mécanismes et instruments politiques et économiques, s’écartant à la fois de la « bonne gouvernance » et des préceptes de l’Islam en termes de « juste milieu », favorisent l’expression des inégalités et leur expansion.
On vient de le voir, les Etats constitués sur le socle de la monarchie, mais héritant aussi des habitudes de l’économie de butin, privilégient les politiques rentières au détriment des classes productives. Confiscations de terres et de propriétés, spéculations foncières et commerciales, fiscalité lourde et injuste, se conjuguent pour décourager l’initiative créatrice et accroître la fracture sociale. S’il est vrai, selon Ibn Khaldoun, qu’ « en général tout homme doit avoir un supérieur », il n’en demeure pas moins que celui-ci, doit se comporter de façon juste et recourir à des lois qui n’oppriment pas son subordonné, si l’on veut qu’il agisse librement selon ses intérêts. Or, précise-t-il, l’homme est naturellement injuste, surtout lorsqu’il est au pouvoir.

Par ailleurs, dans ces conditions, Ibn Khaldoun montre que la structure des inégalités est complexe. Aussi, identifie-t-il plusieurs niveaux d’inégalités. Primo, les Etats rentiers sont caractérisés par une très forte concentration du pouvoir : au sommet se trouvent le souverain, son clan, ses courtisans et ses alliés. En effet, au niveau du pouvoir, précise Ibn Khaldoun, « la véritable noblesse de base n’appartient qu’à ceux qui ont l’esprit de clan ; … (mais) clients et suivants participent à l’esprit de clan de leur patron…[56]  » Ceux là, on le sait, ne tirent pas leurs revenus et leurs richesses d’un quelconque travail, mais des différentes rentes foncières, immobilières et commerciales qu’ils extorquent aux classes productives.

Secundo, on trouve les classes productives propriétaires de capitaux : les commerçants et les artisans. Leurs revenus sous forme de profits dépendent, en théorie, de l’évolution des marchés, des conditions de la production et des modalités de régulation menées par le Muhtasib et le directeur de la Monnaie. Sur cette base, « leurs gains sont proportionnels aux capitaux qu’ils ont investis. » Or, on vient de le voir, la régulation est, de façon chronique, détournée de ses objectifs premiers et perturbée par toutes sortes de pratiques spéculatives et frauduleuses, dont les principaux initiateurs sont le souverain et ses clientèles. Les revenus de ces classes productives sont donc limités par les appétits des couches oisives.

Tertio, au rang le plus bas, il y a ceux qui n’ont rien à gagner, ni à perdre. Il s’agit pour l’essentiel des petits artisans et des apprentis, qui n’ont que leur savoir faire et quelques outils, mais aussi et surtout des paysans, dont les terres se sont réduites comme peau de chagrin, ou qui travaillent sur les terres des propriétaires fonciers, en tant qu’ouvriers agricoles ou en tant qu’esclaves. Ceux là sont particulièrement vulnérables, et subissent de plein fouet toutes les pratiques rentières, le lourd fardeau des impôts et la chute de la production agricole qui en découle.

Ainsi, la hiérarchie des revenus se cristallise : au sommet se trouvent les rentes de toutes sortes, puis viennent les profits/capital, puis les profits/subsistance et enfin, à la limite de la survie, le revenu minimum de subsistance physique. Dans les sociétés rentières du Maghreb médiéval, tout concourt donc à la concentration des richesses au sommet de la pyramide sociale et à creuser les écarts de revenus au sein des populations.
ibn-khaldounPour ces raisons, la répartition inégale des richesses est bien au cœur des inégalités sociales[57] . On savait déjà, par Ibn Khaldoun, que la conséquence inéluctable de la vie sociale c’est le désaccord dû à la pression des intérêts opposés. On se rend compte désormais que ces intérêts opposés, loin d’être rendus complémentaires ou à tout le moins conciliables, sont plutôt exacerbés par l’Etat rentier qui, plus est, utilise ces revenus à des fins improductives. A cet instant, il n’est plus question de « modérateur » et de régulation, encore moins de bonne gouvernance. Le constat est amer : les classes sociales les plus vulnérables et sans influence arriveront tout juste, selon Ibn Khaldoun, « à subsister en luttant contre la pauvreté ».
Au bout du compte, dans la réalité du Maghreb médiéval, en termes politiques, les rapports entre ces différentes classes sociales sont régis par un principe simple : « toute classe sociale exerce le pouvoir sur les classes inférieures. » C’est dire que le rang le plus bas subit le pouvoir des artisans et des commerçants ainsi que celui des classes rentières. Mais, plus fondamentalement, Ibn Khaldoun, le premier, montre l’influence décisive de l’économie, de la production et de la répartition des richesses dans le fonctionnement et l’évolution des sociétés. Désormais, la puissance des souverains dépend de leur puissance économique, et celle-ci, à son tour, dépend du niveau des richesses produites par le travail de l’homme et des conditions de leur répartition.

Le véritable père de l’économie politique
Grâce à cette analyse, c’est dans le domaine de l’économie que l’héritage khaldounien est le plus manifeste. De l’examen de la pensée économique d’Ibn Khaldoun, on peut déduire que les trois grands courants de pensée qui structurèrent la Science économique, ou Economie politique, entre le XVIIIème et le XXème siècle s’inscrivirent en droite ligne de la pensée khaldounienne : l’école classique anglaise (Adam Smith  et David Ricardo) ; Karl Marx ; John Maynard Keynes. Cela fut d’autant plus remarquable qu’Ibn Khaldoun tira ses concepts d’une réalité en déclin, celle du Maghreb au XIVème siècle, alors que ses successeurs élaborèrent les leurs à partir d’une société nouvelle en pleine expansion, – à l’exception de Keynes qui vécut la première grande crise de l’économie marchande capitaliste (1929).
  • Ibn Khaldoun et Adam Smith
La correspondance d’Adam Smith avec Ibn Khaldoun se trouve à quatre niveaux essentiels : la distinction entre les deux sociétés (primitive et avancée) qui exprime la possibilité historique qu’une société puisse mourir pour laisser la place à une autre civilisation ; le rôle essentiel du travail dans la création de la valeur (ou de la richesse) ; la place centrale de la division du travail dans l’évolution de la productivité du travail et l’élargissement du marché ; l’importance primordiale de l’épargne productive dans la création et l’accumulation des richesses. 

Sur ces quatre points, la pensée de Smith prolongea celle d’Ibn Khaldoun. Chez Smith, la société marchande de son époque résultait de l’accumulation de capitaux, sous la forme physique et financière, et de l’échange. En cela elle se distinguait de la société primitive ou naturelle, où l’homme ne disposait pas de capital. Mais, cette société de l’échange et du capital supposait aussi l’apparition et le développement de la propriété privée. C’est d’ailleurs ce qui permit, selon Adam Smith, aux propriétaires fonciers de réclamer leur part sur ce qui est produit, et justifia la rente foncière. Ibn Khaldoun insista aussi fortement sur l’importance de la propriété privée. Il alla même plus loin qu’Adam Smith en demandant sa protection et sa défense. Au XVIIIème siècle, la propriété foncière apparut à Smith comme un élément de blocage de la nouvelle société capitaliste en émergence. A l’époque d’Ibn Khaldoun, la situation fut toute autre : le souverain et ses clientèles, on l’a vu, abusaient des spoliations et des confiscations de propriétés foncières et immobilières à l’égard des commerçants. Il fallait donc non seulement affirmer l’importance de la propriété privée mais aussi sa protection par la loi. En ce sens, Ibn Khaldoun fut plus proche de John Locke, le philosophe des Lumières, grand défenseur de la propriété privée individuelle.
Par ailleurs, Adam Smith expliqua le passage de la société primitive, ou naturelle, à la société avancée par l’apparition de la propriété privée et l’accumulation des capitaux, mais aussi par les innovations techniques et la division du travail[58]   que favorisaient les progrès de la ville. En ce sens il rejoint aussi Ibn Khaldoun qui montra combien la société naturelle bédouine et sa logique de pouvoir (l’esprit de clan) entraient en contradiction avec l’évolution des besoins qui, pour être satisfaits, supposaient une plus grande coopération entre les hommes, une plus large division du travail et une évolution des arts et des métiers que seule permettait la ville. Pour cela, il fallait aussi des ressources financières que seule l’épargne productive pouvait apporter.  Sur ce point également, la concordance de vue entre Smith et Ibn Khaldoun est remarquable.

Cependant, Adam Smith fut en recul par rapport à Ibn Khaldoun sur deux points essentiels. Adam Smith, rompant avec les mercantilistes, William Petty et les Physiocrates français, reconnut bien le rôle fondamental du travail dans la création de la richesse. Toutefois, contrairement à Ibn Khaldoun qui en fit la seule source de la richesse dans toute société, Adam Smith réduisit cette source de richesse à la seule société primitive ou naturelle. En effet, pour rendre compte de la réalité du XVIIIème siècle, à savoir l’existence d’un profit distinct du salaire du travailleur et de la rente foncière, il affirma, à juste titre, que « le travail mesure la valeur, non seulement de cette partie du prix qui se résout en travail, mais encore de celle qui se résout en rente et de celle qui se résout en profit.[59]  » Mais, il réfuta cette première approche de la richesse par le travail, en la confinant à la seule société primitive, et conclut que dans la société marchande avancée les revenus tiraient leur origine de l’existence de trois facteurs de production : la terre, le capital, le travail. Chacun d’entre eux étant la propriété d’une classe sociale différente.  Dès lors, le travail n’était plus source unique de la richesse, il n’en était plus qu’un des facteurs. Toute relation entre le surplus tiré du travail et sa répartition disparaissait.

Adam Smith fut également en recul par rapport à Ibn Khaldoun sur la question de la régulation économique. On le sait, Adam Smith fut « l’inventeur » du mécanisme de « la main invisible » du marché selon lequel les activités économiques marchandes sont automatiquement régulées par les forces invisibles du marché, en situation de concurrence. Cela correspondait alors à la devise du « laisser faire, laisser aller » en vogue au XVIIIème siècle. Cependant, Smith ne refusa pas toute intervention de l’Etat. Il la circonscrit fonctions régaliennes (monnaie, défense, service public).
societe-ibn-khaldounA l’inverse, Ibn Khaldoun fut davantage un défenseur de la régulation publique : celle des marchés, à travers le Muhtasib, celle de la monnaie, celle du budget et des impôts, selon le principe « du juste milieu en toutes choses ». Il est vrai qu’à son époque les comportements illégaux des marchands et des souverains, qui s’écartaient brutalement de la « politique du juste milieu » et des principes de saine concurrence, conduisaient à l’exacerbation des inégalités sociales. Mais, l’histoire économique jusqu’à nos jours, et les travaux d’autres économistes, confirmèrent que la concurrence était une situation idéale qui n’existait pas, en tant que telle dans la réalité. Aussi, la position d’Ibn Khaldoun fut-elle plus proche de la réalité. Il développa une analyse des plus intéressantes sur la régulation, dont la concordance avec Keynes, on le verra, sera plus fructueuse. En effet, la succession des crises cycliques de l’économie marchande capitaliste, la concentration du capital et les positions de monopole, donnèrent raison à Ibn Khaldoun : la régulation par le marché doit se conjuguer à la régulation publique.
  • Ibn Khaldoun et David Ricardo
David Ricardo partage avec Ibn Khaldoun trois visions de l’évolution de la société marchande : le travail humain est le moteur et la source unique de la richesse ; la concurrence saine et loyale mène à des prix moyens ou du juste milieu ; la société marchande va à sa perte pour cause de baisse des profits au bénéfice des rentiers. Tous deux, en effet furent foncièrement pessimistes sur le devenir de leurs sociétés respectives, car ils décelèrent une contradiction fondamentale dans leur fonctionnement.

Pour Ibn Khaldoun, la société marchande était minée par une évolution des métiers, de la division du travail et des profits, – sources de progrès -, qui entrait en choc frontal avec les énormes appétits des propriétaires fonciers (les souverains et leurs clientèles) et leurs comportements somptuaires. Cela réduisait d’autant le surplus productif, et son expression le profit/capital, et les possibilités d’investissement. Il en fut de même chez Ricardo, à cette différence près, que les causes de la progression des rentes et de la diminution du profit se trouvaient dans le jeu de supposées lois naturelles et non dans le pouvoir et les comportements du souverain et de ses vassaux. En effet, pour ce dernier, à cause de la démographie (loi de population de Malthus), les cultivateurs mettaient de plus en plus de terres en culture. Or, les terres avaient une fertilité de moins en moins bonne (loi des rendements décroissants) et les prix des produits augmentaient, car le sol le moins fertile fixait le prix du marché (loi du prix marginal).

En d’autres termes, là aussi, comme chez Smith, on décèle un glissement dans l’analyse de Ricardo : la création de richesse n’était plus le résultat du seul travail humain ; des lois naturelles perturbaient le système économique et créaient, à travers le mécanisme du prix marginal, un autre niveau de richesse et une autre répartition de celle-ci. En effet, selon lui, contrairement au prix moyen (le prix du juste milieu d’Ibn Khaldoun) qui s’instaurait sur le marché des produits industriels, en situation de concurrence, dans le secteur agricole, la fertilité décroissante des terres imposait le prix marginal le plus élevé. Dès lors, l’excédent de prix par rapport au prix moyen était revendiqué par le propriétaire foncier qui en attribuait l’origine à la fertilité de sa terre. Par ailleurs, comme le prix des denrées alimentaires augmentait, cela induisait une hausse des salaires (le profit/subsistance d’Ibn Khaldoun) qui réduisait d’autant les profits (le profit/capital). Aussi, à terme, ceux-ci tombaient pratiquement à zéro, et avec eux le niveau d’épargne, et la société se trouvait en état stationnaire, dans l’incapacité d’accumuler et de satisfaire la croissance des besoins. C’était la fin de la société marchande capitaliste.

Face à ce danger, Ricardo, comme Ibn Khaldoun, tentèrent de réagir et de retarder l’échéance. Ibn Khaldoun insista sur la nécessaire protection de la propriété privée, sur l’évolution des métiers, l’élargissement de la division du travail, et sur la régulation des échanges selon les principes de saine concurrence et du juste milieu. Ricardo insista aussi sur les effets conjoncturels de l’innovation et du progrès technique pour lutter contre la loi des rendements décroissants dans l’agriculture, mais il se concentra davantage sur les solutions durables qui permettraient d’éviter la hausse des prix agricoles : pour lutter contre les lois protectionnistes anglaises (les fameuses « corn laws » qui interdisaient l’importation des céréales) il élabora sa théorie du commerce international basée sur les avantages comparatifs[60] .

Celle-ci, bien qu’amendée par plusieurs auteurs contemporains (Heckcher/Ohlin/Samuelson/ et Krugman), constitue aujourd’hui encore le paradigme fondamental du commerce international et l’un des arguments les plus utilisés pour convaincre les pays, notamment du sud et de l’est de la planète, à recourir au libre-échange et à la spécialisation. Ricardo alla même plus loin : il revendiqua la nationalisation du sol pour faire disparaître les propriétaires fonciers et transférer les rentes aux fermiers capitalistes, plus aptes à les utiliser à des fins productives. Mais, cette dernière solution était d’autant plus difficile à mettre en œuvre qu’elle ouvrait une brèche importante dans le principe de propriété privée. Ce qu’Ibn Khaldoun ne prôna pas, recommandant, au contraire, la protection de celle-ci contre l’Etat rentier de l’époque.
  • Ibn Khaldoun et Karl Marx
marx-khaldounC’est la filiation le plus souvent invoquée. Marx est en effet  « Khaldouniste » sur quatre points essentiels : la société humaine est une totalité organique en mouvement dont il est difficile de séparer les parties ; l’évolution des choses est le résultat de contradictions internes ; le travail est la source unique de la valeur ; l’analyse du surplus et de son utilisation à des fins productives. Karl Marx fut, globalement, le plus proche d’Ibn Khaldoun du point de vue de sa démarche scientifique. Son approche de la société l’amena à fonder sa propre philosophie de la connaissance, le matérialisme historique, qui privilégia l’approche systémique, le recours au processus critique, à l’abstraction et à la dialectique.

 En ce sens, tout comme Ibn Khaldoun, il privilégia l’analyse des lois fondamentales qui expliquent l’évolution de l’histoire des sociétés humaines. Il fut le théoricien par excellence du passage d’un mode de production à un autre, s’appuyant, pour cela, sur l’exemple historique du passage du féodalisme au capitalisme, comme Ibn Khaldoun fonda sa propre analyse sur la transformation de la société naturelle bédouine en société sédentaire marchande. Comme lui, il fut à la fois philosophe, historien, sociologue, économiste et … militant politique. Il fut aussi celui qui poussa le plus loin la conceptualisation de la théorie de la valeur travail. Pour lui, comme pour Ibn Khaldoun, seul le travail humain est créateur de richesse sous sa forme marchande. Aussi évita-t-il le piège de Ricardo en justifiant la rente en cohérence avec sa théorie de la valeur/travail. Pour lui, nul doute, rentes, salaires et profits n’ont qu’une seule origine : le travail humain. Celui-ci, comme chez Ibn Khaldoun, n’est pas un travail individuel mais collectif. Il s’agit bien aussi d’un travail moyen, ce que Marx appela le travail socialement nécessaire. Il peut être simple ou complexe en fonction de l’état de l’art et des techniques, de la division du travail et de la dextérité des travailleurs.

Rejoignant Ibn Khaldoun, Marx montra également que les rentes et les profits n’étaient que la traduction du surplus dégagé par le travail humain au-delà des besoins des producteurs. Des besoins que Marx considéra aussi, à l’instar d’Ibn Khaldoun, comme évolutifs en fonction des données historiques. Rappelons-nous, Ibn Khaldoun, contrairement aux classiques anglais, ne parla pas de minimum de subsistance, mais de profit/subsistance correspondant aux besoins normaux c’est-à-dire à des besoins qui incluaient les besoins essentiels mais aussi les besoins de luxe devenus nécessaires car, « en raison de la demande, les articles de luxe deviennent courants et, par suite, nécessaires. » Sur ce point également, l’histoire a donné raison à Ibn Khaldoun et à Marx.

Comment, enfin, ne pas voir aussi une concordance dans l’analyse des prix entre ce qu’Ibn Khaldoun appelle le prix du « juste milieu » et la notion marxienne de prix moyen ou prix de production ? Enfin, si Marx fut tout aussi pessimiste qu’Ibn Khaldoun et les classiques anglais sur les perspectives de la société marchande, minée par la baisse du profit, Marx ne chercha pas à en retarder l’échéance mais au contraire à trouver les moyens de changer de société. Après tout, pensa-t-il, si le mode de production féodal avait donné naissance à un autre mode de production, le capitalisme, pourquoi ce dernier ne trouverait-il pas son dépassement dans un autre mode de production : le communisme. Dès lors, toute l’énergie de Marx fut concentrée sur les voies et moyens théoriques et pratiques de mobiliser la classe « révolutionnaire », celles des producteurs, vers cet objectif principal : le passage au communisme.

C’est pourquoi les auteurs qui ont tenté de présenter Ibn Khaldoun comme une sorte de pré-marxiste ont tort, d’autant qu’historiquement, c’est plutôt Marx qui serait « khaldouniste »). En effet, si Ibn Khaldoun a accordé une place importante aux classes sociales, aux conditions qui font que certaines en dominent d’autres, et aux injustices et inégalités sociales que cela entraîne, il n’en a pas pour autant conçu une théorie fondée sur la lutte des classes comme le fit Karl Marx. A son époque, celles-ci n’étaient pas aussi clairement constituées et Ibn Khaldoun fut, comme tout savant, au moins partiellement, prisonnier de son temps et du milieu qu’il observa. Tout juste peut-on voir chez Ibn Khaldoun une théorie de la prise du pouvoir et de la domination par un clan selon la force de sa « Assabiya ». En d’autres termes, là où Karl Marx parle de conscience de classe, liée à la position de chacun dans le processus de production, Ibn Khaldoun parle d’esprit de corps, lié à l’appartenance de sang, familial ou tribal. Par ailleurs, pour Marx, la propriété privée des moyens de production entrait en contradiction avec la nature sociale et collective de la production, alors que pour Ibn Khaldoun, c’est l’appropriation rentière du surplus qui s’opposait à la nature sociale de la production. Le premier contesta toute appropriation privée du surplus, donc son fondement, la propriété privée ; le second ne contesta que sa forme rentière ou improductive et défendit toute propriété privée productive. 

C’est pourquoi Ibn Khaldoun affirma la nécessité de la propriété privée productive et de sa défense, notamment contre les pratiques illégales et rentières, alors que pour le théoricien du communisme et de la dictature du prolétariat il s’agissait, au contraire, de supprimer la propriété privée des moyens de production pour la remplacer par la propriété collective.

C’est aussi la raison pour laquelle, là où Ibn Khaldoun rechercha la régulation de l’Etat pour protéger la propriété privée productive, s’opposer aux dérives du marché et à l’accaparement injuste du surplus, Karl Marx considéra la nature de classe de l’Etat et revendiqua sa suppression pour instaurer une société sans Etat, sans propriété privée, sans classes, sans inégalités. En d’autres termes, là où Marx pensa révolution, Ibn Khaldoun affirma la lutte contre l’Etat rentier, la nécessité de réformer le système économique et social et sa régulation pour réduire les inégalités et les injustices sociales. A posteriori, l’histoire de l’URSS et la chute du mur de Berlin en 1989 semblent avoir donné raison à Ibn Khaldoun : la chute du capitalisme en 1917 n’y a pas construit un système communiste égalitaire, mais un système rentier, violent et profondément inégalitaire et injuste ; la suppression de toute régulation marchande, et son remplacement par la planification bureaucratique, y instaura un système de gestion de la pénurie aggravant les pratiques rentières et spéculatives.
  • Ibn Khaldoun et John Maynard Keynes
Sur la question de l’Etat et sa place dans l’économie, la filiation implicite la plus évidente fut celle de John Maynard Keynes. Faisant face à la première grande crise du capitalisme, en 1929, celui ci constata l’incapacité des forces du marché à rétablir l’équilibre, s’opposa à la doctrine du « laisser faire, laisser aller » chère aux classiques anglais et démontra le nécessaire recours à l’intervention de l’Etat. Grâce à lui, on passa d’une régulation par le marché à une régulation mixte par le marché et l’Etat, qui permit au système économique de fonctionner sans grandes crises, au moins jusqu’à la fin des années 1960. Ce faisant, John Maynard Keynes quitta à la fois la pensée classique anglaise et la vision révolutionnaire de Marx et se rapprocha de la démarche régulationniste d’Ibn Khaldoun.

Ibn Khaldoun fut également un précurseur de Keynes dans la mesure où, contrairement aux classiques et à Say, il fut un économiste de la demande. En ce sens, son analyse (« tous les marchés sont approvisionnés selon les demandes du public ») laissa entrevoir l’approche keynésienne de la demande effective, selon laquelle le niveau d’activité économique, notamment le volume de l’emploi, dépend de la demande réelle sur les marchés. Cependant, à son époque, Ibn Khaldoun n’aborda pas la question de la possibilité d’équilibre de sous-emploi, même s’il compara les villes et leur niveau de richesse en fonction du niveau de population active. Toutefois, grâce à cette même vision de la demande, les deux auteurs se rapprochèrent encore sur le rôle de l’Etat. Pour Keynes, l’intervention de l’Etat devait notamment servir à la relance de la demande effective, en agissant à la fois sur la consommation et l’investissement. Il en fut de même chez Ibn Khaldoun qui exhorta les Etats à utiliser leurs ressources pour mettre en œuvre des politiques d’investissements productifs et de grands travaux infrastructurels, d’autant qu’il affirma, dès cette époque, que « l’Etat était le plus grand marché ».

Pour les mêmes raisons, la correspondance fut également manifeste dans l’approche keynésienne de l’épargne et de l’investissement. Ibn Khaldoun mit le premier en évidence l’influence des comportements psychologiques en économie, notamment dans le rapport qu’ont les hommes à l’argent. On retrouve cette idée fondamentale dans la notion de « préférence pour la liquidité » développée par Keynes. Par ailleurs, comme chez Ibn Khaldoun, Keynes s’opposa violemment à la thésaurisation et à la spéculation car l’épargne est faite pour être réinvestie dans les activités productives et non pour être stérilisée. Comme Ibn Khaldoun, il dénonça même le taux d’intérêt car celui-ci réduisait l’efficacité du capital et donc le profit. Cette opposition aux rentes spéculatives fut si forte que Keynes proposa l’«euthanasie » pure et simple des rentiers en taxant fortement les revenus spéculatifs.
  • Bonne gouvernance et développement durable
Ajoutons qu’Ibn Khaldoun a largement dépassé le cadre de l’économie politique traditionnelle pour s’intéresser à l’ensemble de la société humaine et à ce qu’on appelle aujourd’hui le Développement durable. De façon générale, Ibn Khaldoun appela à la bonne gouvernance sur le moyen et long terme, qu’il définit ainsi : « la politique est l’art de gouverner une famille ou une cité conformément aux exigences de la morale et de la sagesse, afin d’inspirer à la masse un comportement favorable à la conservation et à la durée de l’espèce. [61]» Ne sommes-nous pas là très proche de la définition du développement durable, entérinée en 1992 par le Sommet de Rio organisé par les Nations Unies, qui stipule la nécessité « de répondre aux besoins des générations actuelles sans compromettre la possibilité de répondre à ceux des générations à venir. » ?

A cet effet, trois missions principales, selon lui, sont assignées au pouvoir politique. Tout d’abord celui-ci doit assurer l’intégrité et la sécurité sur l’ensemble du territoire, dans les villes comme dans les campagnes. Il en va de la défense des villes et des routes par les armées à la sécurité des biens et des personnes : le souverain doit protéger la propriété, défendre ses sujets et réguler les conflits d’intérêts. Ensuite le souverain doit assurer le bon fonctionnement de l’Etat et veiller à maîtriser les dépenses et les recettes liées à l’activité publique, notamment à l’aménagement du territoire, avec le souci de l’équilibre budgétaire. Enfin, le souverain, ou le pouvoir politique, doit assurer la régulation des activités économiques et sociales, en édictant et faisant respecter des règles pour la production, l’échange, l’émission et la circulation monétaire, la distribution et la redistribution des revenus et, de façon générale, la vie en société.

Pour comprendre globalement la société, cinq siècles avant Auguste Comte (1840) il fut, selon Vincent Monteil, « l’inventeur de la sociologie » car il s’intéressa de façon prioritaire à la civilisation humaine, aux rapports de coopération et de pouvoir entre les hommes, dans la société bédouine comme dans la société sédentaire, à la campagne et dans les villes. Il énonça, le premier, les deux principes essentiels de la sociologie moderne : les sociétés, comme toutes choses, sont soumises au changement ; les comportements des individus sont le reflet de leur vie sociale. Sur cette base, « sa » sociologie s’inscrivit dans une double démarche que l’on retrouve dans cette discipline jusqu’à nos jours. D’une part, les fondateurs « officiels » de la sociologie (Comte, Tocqueville, Marx, Durkheim ou Weber) cherchèrent, tout comme Ibn Khaldoun,  à découvrir les lois générales d’évolution des sociétés humaines. D’autre part, et plus récemment, les sociologues contemporains développèrent les techniques d’analyse et d’investigation plus spécifiques à l’étude d’une partie de la société : enquêtes de terrain, comportements sociaux, analyse statistique, sondages d’opinion… Or, c’est grâce à de tels outils qu’Ibn Khaldoun affirma que « l’homme est l’enfant de ses habitudes. »  Ses enquêtes et ses descriptions de la vie dans les cités médiévales du Maghreb furent remarquables de précision. Ne fut-il pas le premier à aborder la notion de « détribalisation »  par laquelle il signifia le passage de l’homme rural à l’homme urbain et ses implications sur les changements de mode de vie. Que dire également de sa description des pratiques commerciales et spéculatives de son époque.

Par ailleurs, étudiant les villes, Ibn Khaldoun, expliqua les causes de la pollution et des atteintes à l’environnement. Il aborda, le premier, les questions d’urbanisme et de planification urbaine, montra les dangers de la surpopulation des villes et les risques conséquents en termes de pollution de l’atmosphère, affirma la nécessité de choisir l’implantation des villes dans les zones non polluées. Il s’intéressa aux liens de cause à effet entre l’évolution des besoins en ville et les maladies de la surconsommation. Il montra la tendance naturelle des villes à prendre le pas sur les campagnes. Dès le XVIIIème siècle, l’histoire confirma son analyse : avec la révolution industrielle, l’Angleterre fut le premier pays où la population urbaine dépassa la population rurale. Aujourd’hui, au niveau de la planète, plus de 50% de la population vit dans les villes. Dans certains pays la proportion des urbains dépasse 80%.

Ainsi, on le voit, non seulement la pensée économique d’Ibn Khaldoun constitue le premier socle sur lequel se développèrent les trois autres piliers de la Science économique moderne : les classiques, Marx et Keynes, mais il est même allé au-delà puisqu’il aborda de façon précise les questions de bonne gouvernance et de développement durable.

On peut donc, sans hésitation, conclure qu’Ibn Khaldoun fut sans conteste possible le véritable père de l’économie politique moderne. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, sa pensée demeure un outil précieux pour comprendre la crise globale (humaine et naturelle), à l’échelle de la planète et à celle de chacun des pays, et y apporter des solutions.
 

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