INTERVIEW
Pierre Vermeren, professeur d'histoire contemporaine à l'université Paris I, analyse les enjeux de la deuxième visite du président Hollande à Alger, lundi.
Pierre Vermeren, professeur d’histoire contemporaine à
Paris I et spécialiste des pays du Maghreb, revient sur les enjeux de
la deuxième visite du président français à Alger lundi. Et dresse un
tableau inquiétant d’un pays dont les recettes pétrolières et gazières
plongent, qui importe tout, et est soumis à une terrible pression
nataliste.
Dans quelles circonstances se rend François Hollande lundi à Alger ?
Cette visite se déroule trois ans après celle où les honneurs de la
République algérienne lui furent rendus. Une visite à l’époque marquée
par la «réconciliation». Trois ans plus tard, l’Algérie n’est plus
gouvernée par une personne physique capable de discuter, de diriger, de
voyager, de faire ne serait-ce qu’un discours. De sorte que le système
est devenu la caricature parfaite de lui-même. Depuis des années, les
Algériens disent que le pays est dirigé par un «système», et
aujourd’hui, le «système» n’a même plus de visage. C’est ça qui rend la
relation France-Algérie extrêmement compliquée. Qui dirige ? Qui a été
élu ? Qui est l’Etat algérien ? Quelle est aujourd’hui «la légitimité
démocratique» ? A la limite presque nulle. C’est qui l’Algérie ? L’armée
? Les «Services» [Direction du renseignement et de la sécurité, ndlr]
? Les puissances économiques ? Les grands intérêts capitalistes
pétroliers ? C’est du jamais vu. Je ne connais pas de précédent
illustrant une telle situation à la tête d’un Etat. En Algérie, la
France est passée outre le fait de tenir compte de la vie politique
intérieure pour la bonne raison qu’il y a des actions jugées plus
«fondamentales», comme la stabilisation du Mali et le problème libyen.
Il convient de noter que l’Algérie reste le grand pacificateur sur cette
zone. La France est au fond très satisfaite que l’Algérie joue ce rôle,
qui est aussi de maintenir les fils avec les forces politiques et
militaires en Libye sous l’égide de l’ONU, ce qui pourrait enfin
conduire à un accord.
Le mot «réconciliation» a disparu du vocabulaire officiel algérien…
Effectivement. Cela avait été présenté ainsi il y a trois ans, mais
tout ça n’a plus lieu d’être. Et, au fond, ça n’avait déjà plus lieu
d’être à l’époque. Même si les deux Etats se font des petites
«vacheries», les deux pays travaillent ensemble. Pendant «les années
noires», la France a été le principal soutien du régime, et même le seul
puisque les Etats-Unis attendaient la chute du régime. Il faut se
souvenir aussi que ce qui avait représenté comme une «réconciliation» a
entraîné par la suite une sévère brouille entre Rabat et Paris. Ensuite,
si on entend par «réconciliation» avoir une influence en Algérie, c’est
aussi une notion dépassée au moment où la France est obligée de
discuter avec un régime sans visage. Il n’y a que les Algériens qui
peuvent en plaisanter mais, dans les chancelleries, il n’y a pas plus de
compréhension de la situation.
Qu’est-ce qui est lisible alors, selon vous ?
La politique que mène l’Algérie sur la scène extérieure est
compréhensible. On comprend bien quels sont ses objectifs en Libye, au
Sahel. Et comment elle met sous pression le Maroc via l’affaire du
Sahara [le Sahara-Occidental fait l’objet d’une lutte d’influence depuis le milieu des années 70 entre Rabat et Alger].
Puis, après avoir été fâchée avec la France au sujet de la Libye en
2011, l’Algérie s’entend à nouveau avec la France pour maintenir un
certain ordre au Sahel et en Libye. Reste que l’Algérie n’a pas varié :
elle a toujours dénoncé l’intervention en Libye. Ce qui est lisible,
aussi, ce sont les contrats d’armement qui ont été signés, notamment
avec les pays européens [Allemagne, Italie], les Etats-Unis et
toujours la Russie. L’Algérie n’a jamais mis ses œufs dans le même
panier, et on ne voit pas pourquoi, aujourd’hui, elle les mettrait
d’ailleurs dans le panier de la France, et ce d’autant plus que les
Algériens continuent de penser que les interventions françaises en
Afrique sont excessives. Reste que le système n’est pas piloté. En clair
: on discute avec qui et de quoi ? Il n’y a aucun progrès sur le plan
intérieur. Certes le pays est un facteur de stabilisation à l’extérieur,
et protège la Tunisie en empêchant le chaos libyen de proliférer ; en
fait la Tunisie «tient» grâce à la protection algérienne.
De quelle manière la dégringolade des ressources est-elle en train de mettre en danger le pays ?
C’est effectivement une potentielle bombe à retardement à court et
moyen terme pour l’Algérie. D’une part parce que la cagnotte fond et que
le régime repose sur une distribution massive de la rente à la
population sous forme de salaires, d’allocations, de crédits non
remboursables, d’équipements coûteux dont certains se dégradent déjà, de
logements, etc. C’est clairement une menace qui plane à court ou moyen
terme, et cela dépend des marchés pétroliers mondiaux. L’Algérie repose
sur un modèle économique qui est un antimodèle : tout est importé grâce
aux pétrodollars. Le pays ne produit que très peu de chose. Ce modèle
est, certes, intéressant pour les contrats à très court terme pour
l’économie française par exemple. A moyen terme, pour ne parler que de
stabilité, l’équilibre me paraît impossible à tenir. Enfin, d’autre
part, la population algérienne connaît une explosion démographique
extrêmement forte depuis 2011. L’an dernier, par exemple, il y a eu 1,1
million de naissances. Soit davantage que le Maroc, la Tunisie et la
Libye réunis. C’est une menace démographique inquiétante à long terme :
quand ces gens auront 20 ans, les ressources gazières et pétrolières
seront sévèrement entamées. Or le modèle économique nécessite de
toujours fournir «la bête» en produits de consommation alors que
cagnotte et ressources fondent. Ces dernières ne seront pas remplacées
immédiatement par une exploitation et des revenus issus du gaz de
schiste. Alors pourquoi ne pas se baser sur des revenus issus d’une
manne touristique ? Parce qu’elle n’existe pas.
C’est un tableau très sombre que vous dressez…
L’absence de perspectives, de gouvernement, de prévisions sérieuses,
engage un avenir très noir pour l’Algérie, pour la région, et aussi la
France. Cette dernière ne peut se permettre de faire le moindre
commentaire sur cette fuite en avant car ça serait extrêmement mal pris.
La situation économique en Algérie est suicidaire, et le décompte
infernal est à nouveau enclenché. Il n’y a pas de gouvernement et tout
est soumis à cette interaction: qui va gouverner l’Algérie demain ? La
nouvelle génération est-elle prête ? Et sera-t-elle élue ? On assiste à
des batailles féroces depuis deux ans entre les patrons du Front de
libération nationale, l’armée, les services, les capitaines d’industrie.
Certes la presse est là pour relater ces batailles souterraines à
travers les procès de corruption de l’autoroute est-ouest et les
scandales de la Sonatrach [groupe pétrolier et gazier, clé de voûte de l’économie algérienne]. Mais qui, demain, va piloter un bâtiment qui prend l’eau ?
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