L’audience se déroule au palais d’El-Mouradia, siège de la présidence. Ce mercredi 25 novembre 2009, Abdelaziz Bouteflika reçoit le général américain William E. Ward, patron de l’Africom [centre de commandement des États-Unis pour l’Afrique], en présence du chef d’état-major algérien, Ahmed Gaïd Salah. Comme à son habitude, le président fait de longues digressions sur l’Histoire et les relations internationales avant de livrer ses vérités sur l’armée de son pays. « La maison est maintenant bien ordonnée, explique-t-il à son hôte. Je peux vous dire que l’armée obéit aux civils. Ce n’est pas du tout la Turquie. Il y a une seule Constitution, et tous lui obéissent. Tout le monde peut être candidat à une élection, même un général. » Avec un sourire malicieux, Bouteflika se penche vers son hôte et lui glisse cette saillie bien sentie : « Mais les généraux se rendent compte des difficultés, et aucun d’entre eux n’a été candidat pour le moment. »
Il faudra sans doute attendre quelques mois, voire quelques années, pour savoir si Bouteflika, 78 ans, a eu raison de penser que ses généraux, craignant les « difficultés » liées à la fonction présidentielle, préfèrent les casernes à El-Mouradia. Car rien ne dit que demain, lorsque l’heure de sa succession sonnera, son chef d’état-major et vice-ministre de la Défense, Ahmed Gaïd Salah, 75 ans, ne se portera pas candidat à la magistrature suprême. Ceux qui connaissent ce vieux général au caractère bourru disent qu’il se voit parfois comme une sorte d‘Abdel Fattah al-Sissi algérien. Ils rapportent aussi que, de temps à autre, en comité restreint, Gaïd souffle à ses proches cette phrase sibylline : « Et pourquoi pas moi ? »
« Démilitariser » le pouvoir
En revanche, le président algérien est peut-être fondé à penser que l’époque où l’armée faisait et défaisait les chefs d’État est bel et bien révolue. Le récent départ du général-major Mohamed Mediène, dit Toufik, patron du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), admis à la retraite en septembre dernier après vingt-cinq années passées à la tête des services secrets, a en effet scellé la fin de la coterie d’officiers que l’on désigne sous le vocable de « janviéristes » pour s’être opposés à la poursuite du processus électoral qui avait débouché sur la victoire du Front islamique du salut (FIS) lors des législatives de décembre 1991, et pour avoir ensuite poussé le président Chadli Bendjedid à la démission, en janvier 1992. Jusqu’en 1999, ces « décideurs » officieux auront pesé, au grand jour ou le plus souvent dans l’ombre, sur les grandes décisions qui ont façonné le destin du pays.
La nature du « système » algérien a beau être opaque, secrète, diffuse, héritage particulier de la guerre d’indépendance et des trente années de régime de parti unique qui se sont ensuivies, force est de constater que Bouteflika est désormais seul maître du jeu politique. Et la vaste restructuration qui a visé le DRS depuis deux ans ainsi que la série de limogeages brutaux qui ont touché des postes névralgiques dans le renseignement et la sécurité au cours des derniers mois auront été décisives dans ce surcroît de puissance.
À son arrivée au pouvoir en 1999, l’ex-ministre des Affaires étrangères, soupçonné d’être une marionnette entre les mains des généraux, martelait qu’il ne saurait être « un trois quarts de président ». Il a tenu parole : au crépuscule de sa longue carrière entamée en 1962, il sera parvenu à « démilitariser » le pouvoir, alors qu’il gouverne depuis un fauteuil roulant et n’apparaît que très rarement en public.
On ignore si Bouteflika veut réellement rendre le pouvoir aux civils dans le cadre de la nouvelle Constitution, dont l’adoption se fait attendre depuis 2011, mais le processus de mise à l’écart des militaires aura été méthodique, émaillé de ruptures, de répudiations, de divorces à l’amiable et parfois même d’humiliations. Comment le président a-t-il progressivement pris le dessus sur les « quinze chats qui tiennent le commerce extérieur », comme il qualifia un jour les patrons de l’armée ?
Un contentieux ancien
Plus que pour n’importe lequel de ses prédécesseurs à El-Mouradia, le destin politique de Bouteflika aura été étroitement lié aux militaires. À ceci près que la nature des relations entre le président et les gradés a régulièrement varié, oscillant entre la défiance et la déférence, la méfiance et la complicité. Une anecdote rapportée par Sid Ahmed Ghozali pourrait résumer le fond de la pensée du président à l’égard des galonnés. C’était en 1992, à l’époque où Ghozali dirigeait le gouvernement. Lors d’une entrevue avec ce dernier, Bouteflika fait la leçon à celui qui fut son ami : « Je te croyais plus intelligent que ça. Tu aurais pu profiter de l’occasion historique qui t’était donnée de les [militaires, NDLR] neutraliser. Tu as raté une occasion unique d’être le maître. » Être le maître. L’idée lui trottait déjà dans la tête en 1992.
Le contentieux entre le président et les généraux remonte à la mort de Boumédiène, en 1978. S’estimant être le dauphin naturel du raïs, il explique à ses pairs du Conseil de la révolution que le défunt avait laissé un testament dans lequel il le désignait comme son successeur. « Kasdi Merbah, patron de la sécurité militaire, a fait fouiller par ses hommes la maison de Boumédiène pour retrouver ce supposé document, raconte un proche de l’austère colonel. Ils ont même retourné sa vaste bibliothèque. Le président n’a jamais rédigé de testament, tout simplement. » À l’heure du choix, Bouteflika est écarté au profit du colonel Bendjedid. Il en gardera une rancune tenace. À peine élu, en 1999, il ne manquera pas de le rappeler à ses anciens compagnons. « J’aurais pu prétendre au pouvoir à la mort de Boumédiène, confie-t-il à une radio française. Mais la réalité est qu’il y a eu un coup d’État à blanc et l’armée a imposé un candidat imprévu. »
L’occasion de devenir « le maître » se présente lorsque les militaires lui proposent, fin 1993, de prendre le pouvoir, resté vacant après l’expiration du mandat du Haut Comité d’État (HCE). Il pose ses conditions. Toutes sont acceptées. Lors d’une réunion avec l’ensemble de l’establishment militaire au ministère de la Défense, il déclare : « Nous sommes tous dans la même tranchée. » Les gradés applaudissent son élan de solidarité au moment où ils sont sur tous les fronts pour combattre le terrorisme. Seulement voilà, le 30 janvier 1994, date à laquelle il était censé apparaître à la tribune de la salle des conférences du Club des Pins pour être officiellement intronisé président, point de Bouteflika. « Je ne fais plus de politique, lance-t-il aux deux émissaires envoyés par Toufik, Lamari et Nezzar. »
Plusieurs années plus tard, il expliquera ainsi sa dérobade : « Je voulais être le candidat de l’armée. Je ne voulais pas avoir de fil à la patte, ni avec la société civile, ni avec la mouvance islamiste. En tant que candidat de l’armée, je me présentais en réconciliateur. » À de rares intimes, il motive son refus par des rêves qui le dissuadèrent d’accepter le fauteuil présidentiel. Quoi qu’il en soit, on mesure, vingt ans plus tard, le chemin parcouru par Bouteflika quand il affirme vouloir rendre les clés du pouvoir aux civils. Encore fallait-il qu’il récupère lui-même les clés.
Dès son retour aux affaires, donc, il s’attelle à se libérer de la tutelle des généraux qui l’ont adoubé. Au besoin, le président agite parfois la menace de poursuites judiciaires pour calmer les militaires récalcitrants mis en cause dans des disparitions ou des exécutions extrajudiciaires commises lors de la décennie noire. Par touches graduelles, il nomme de jeunes officiers dans différents rouages de l’institution et place des hommes de confiance à des postes stratégiques. C’est le cas notamment de Yazid Zerhouni, ex numéro deux de la sécurité militaire, qui dirigera le ministère de l’Intérieur pendant dix ans.
Mais en fin tacticien, il s’attache aussi les services du général Larbi Belkheir comme directeur de cabinet. Homme de réseaux, interlocuteur privilégié des Saoudiens, des Français et des Américains, ce dernier lui donnera les codes pour décrypter le système dont il a déjà une large connaissance. Mais le général sera progressivement mis sur la touche. Selon une connaissance de Belkheir, « Saïd Bouteflika, frère cadet du président, a monté ce dernier contre son directeur de cabinet. Méfiant, le raïs a alors éloigné Belkheir du cœur du pouvoir en lui confiant l’ambassade d’Algérie au Maroc ». D’autres évoquent plus simplement l’état de santé et la fatigue du général, ou le besoin de nommer à Rabat une personnalité d’envergure. Un poste de prestige perçu par l’intéressé comme une voie de garage. « Je ne voulais pas de ce poste, aurait confié Belkheir avec beaucoup d’amertume à des proches avant sa mort, en 2010. Je ne voulais pas quitter la présidence. On m’y a forcé. »
2004, un tournant dans sa relation avec l’armée
L’élection présidentielle de 2004 marque un tournant. Candidat à sa propre succession, Bouteflika est contesté par une partie de la haute hiérarchie militaire et d’anciens caciques qui ont juré sa perte. Si l’un d’eux, l’ex-ministre de la Défense Khaled Nezzar, s’oppose publiquement à sa réélection, c’est le chef d’état-major,Mohamed Lamari, qui prend la tête de ce front du refus. Aux candidats adverses, qu’il reçoit discrètement, il explique que l’institution restera neutre et qu’il y aura un second tour. En privé, Lamari se lâche. « Si Bouteflika passe, je me rase la moustache », aurait-il juré un soir d’agapes.
En août 2004, cinq mois après la réélection du raïs, Lamari remet sa démission. « Toufik a vendu le match quelques jours avant le scrutin, décrypte un candidat à la présidentielle d’avril 2004. L’état-major voulait que l’armée reste neutre, le DRS a soutenu Bouteflika. Le schisme entre les deux têtes de la grande muette date de cette époque. » Mohamed Lamari, décédé en 2012, en gardera un goût amer. « Je n’ai pas de problème avec le président [dont il a d’ailleurs soutenu la candidature en 2009], affirme-t-il. J’ai des problèmes avec ceux qui m’ont trahi. » Allusion claire au patron du DRS.
Pour remplacer Lamari, le choix se porte sur Ahmed Gaïd Salah. Le président détient-il sur ce dernier un dossier compromettant, comme le prétend le général à la retraite Hocine Benhadid ? Ou bien l’a-t-il désigné pour ses compétences comme commandant des forces terrestres ? Toujours est-il que Gaïd Salah se montre d’une loyauté sans faille. « Je lui dois tout, admet l’intéressé. Même dans mes rêves, je ne pouvais espérer un tel poste. » À la tête de l’état-major puis plus tard comme vice-ministre de la Défense, Gaïd Salah, dont les bonnes relations avec Saïd Bouteflika ne sont un secret pour personne, s’attelle à la modernisation de l’appareil militaire, pousse vers la sortie les vieux généraux et nomme à des postes clés une nouvelle génération d’officiers peu politisés. Il servira surtout de rempart aux détracteurs du président qui s’opposaient à sa reconduction pour un quatrième mandat en raison des séquelles de l’AVC qui le handicapent depuis le printemps 2013.
En juillet 2013, à son retour de Paris où il était hospitalisé, le chef de l’État commence à s’attaquer au tentaculaire DRS, d’abord en limogeant le colonel « Fawzi », directeur du Centre de communication et de diffusion, qui avait la haute main sur la presse et la publicité. En septembre, le président passe à la vitesse supérieure en retirant au DRS certaines de ses prérogatives pour les confier à l’état-major de l’armée.
De fait, ce dernier, qui dix ans auparavant lui était plutôt hostile, lui est désormais entièrement acquis. Le DRS, que l’on accuse de comploter contre les proches de Bouteflika en montant des dossiers de corruption ou de s’opposer à ce fameux quatrième mandat, est maintenant « normalisé ». La loyauté de son nouveau patron, Athmane Tartag – proche de Saïd Bouteflika, d’Amar Saadani, le patron du FLN, et de Gaïd Salah -, ne fait aucun doute. Et pour cause : admis à la retraite en juillet 2014, il a été « repêché » par le président comme conseiller à la sécurité en octobre 2014.
En seize ans, Bouteflika aura indiqué la sortie à tous les généraux janviéristes, réduit l’influence des services de renseignements et renforcé la puissance de l’état-major et donc du ministère de la Défense, dont il détient lui-même le porte-feuille. Autrement dit, les militaires passent enfin -véritablement sous la coupe des civils. Mais dans cette Algérie où la fin de règne du président est source d’inquiétude, qui peut assurer qu’aucun général ne sera tenté de partir à l’assaut d’El-Mouradia ?
Purge post-Zeralda
C’est un incident qui a déclenché une série de purges comme il s’en est rarement produit au cours des quinze dernières années. En juillet, la veille de l’Aïd, des coups de feu retentissent à l’intérieur de la résidence du chef de l’État, à Zeralda (littoral ouest d’Alger). Volonté d’attenter à la vie du président ou chamailleries entre membres de la garde présidentielle ? Confiée à la gendarmerie, l’enquête conclut que les coups de feu ont été tirés par un lieutenant de la garde. Les douilles de son arme ainsi qu’une boîte à outils achetée avec sa carte de crédit ont été retrouvées dans le périmètre de la résidence.
Avant même la conclusion des investigations, les sanctions tombent brutalement. Le patron de la Garde républicaine, le général-major Ahmed Mouley Melliani, ainsi que celui de la Direction générale de la sécurité et de la protection présidentielle (DGSPP), le général-major Djamel Kehal Medjdoub, sont limogés sans aucune explication officielle. Le chef de la Direction de la sécurité intérieure (DSI, contre-espionnage), le général Ali Bendaoud, est également remercié. Fait inédit dans les annales de l’institution militaire : la famille de Medjdoub s’exprime dans la presse pour défendre ses états de service en expliquant qu’il n’a jamais failli à sa mission.
Jugé devant le tribunal militaire de Blida quelques semaines plus tard, le lieutenant auteur des coups de feu écope de trois ans de prison. Là encore, inexplicablement, des sanctions tombent comme un couperet : le directeur de la justice militaire, le procureur général du tribunal de Blida ainsi que l’inspecteur général de la justice militaire sont démis de leurs fonctions.
Farid AllilatSource: Jeune Afrique
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